Corps-paysage
Il serait enfin temps d'intégrer Marcel Hanoun au panthéon des plus grands cinéastes. Jonas Mekas ne tarissait pas d'éloge quant à son importance. Godard saluait la complexe simplicité d'Une Simple...
le 18 avr. 2024
Il serait enfin temps d'intégrer Marcel Hanoun au panthéon des plus grands cinéastes. Jonas Mekas ne tarissait pas d'éloge quant à son importance. Godard saluait la complexe simplicité d'Une Simple histoire, récompensé à Cannes en 1959. Jean Eustache lui-même a participé au montage d'Octobre à Madrid. Il est estimé par de nombreux chercheurs, dont Nicole Brenez, affligée qu'aucune recherche approfondie sur l'ensemble de ses œuvres n'ait été entreprise. Marcel Hanoun demeure méconnu depuis trop longtemps.
Il y a une raison à cela. Marcel est un marginal, un sectateur de l'art émancipé. Il abhorre l'industrie culturelles, son mode de production hiérarchisées, son formatage formel. La réalisation du Huitième jour, financé et dirigé par la société d'Eric Duvivier - Films Art et Science - a été le déclencheur d'une aversion radicale envers l'industrie. Le cinéaste en tira la conclusion suivante : l'industrie nuit à la créativité du film et à son épanouissement. Un film de Cinéma, au sens pur, est une œuvre affranchie de toute contrainte pécunière.
Cette déclaration est à compléter. Pour faire film, l'exécution doit aussi consoner avec un minimalisme formel , déstabilisant, ayant pour objectif d'ouvrir l'œuvre à diverses perceptions, aussi singulières soient-elles. Cela se traduit par : une absence de récit ou une narration désordonnée ; un montage fragmenté ; des répétitions visuelles ; une apathie totale. Le film en devient exigeant, énigmatique, presque austère. La raison : Marcel Hanoun exhorte le spectateur à faire parti intégrante du film. C'est à lui d'en produire le sens, de combler les manques, de façonner ce qui se projette devant lui.
Marcel Hanoun dément réaliser des films expérimentaux. Selon lui, sa pratique essayiste est somme toute banale et relève d'une méthode normative. Seulement, forcé de constater que son travail se démarque des productions habituelles, même dans le champ expérimental. Hanoun ne maltraite pas la pellicule - pas de perforation, de déchiquetage, de superposition. Il n'expérimente pas par la manipulation des entrailles du cinématographe mais en investissant le réel par l'image. Sa visée consiste à modeler la réalité aux moyens de nouvelles syntaxes, à s'appuyer du réel pour s'en soustraire et concevoir des mondes autonomes. La production de sens émerge par la manière dont le réel s'assujettit à la réalité filmique ainsi qu'à ses codes.
Ceci étant introduit, venons-en à L'Eté. L'œuvre s'inscrit parmi le cycle des saisons composé de quatre films. Chacun ont pour point commun de narrer la relation entre un homme et une femme. Surtout, chaque opus ont comme similitude de confronter, puis rapprocher deux qualités formelles contraires, incarnées par un membre du couple - excepté peut-être pour L'Automne. Pour le cas de L'Eté, il s'agit du champ et du hors-champ.
Le film suit les flâneries et les errances de Graziella dans une campagne édénique. Cette dernière a pris la décision de fuir Paris post-Mai 68, ainsi que son petit ami, resté là-bas. Elle profite alors de cette accalmie pour se cultiver. Tout du long du film, celle-ci soliloque, récite des textes savants, énonce des aphorismes, fait part de ses découvertes à sa correspondante allemande. Graziella est une femme de lettre et ses nombreuses et sagaces subvocalisations le prouvent. La campagne dans laquelle elle rumine est un espace intime de réflexion, propice à la méditation puisque éloigné des manifestions frénétiques de Mai 68, ou du moins, du militantisme subsistant après les grèves générales et les affrontements.
Marcel Hanoun choisit de filmer le non-évènement. Ce qui l'intéresse est moins la violence collective des manifestations que l'histoire d'amour et singulière d'une jeune femme éprise d'un militant. Si au début, Graziella se réjouit de ce break désiré, elle se languira ensuite très vite de de son petit ami. La confrontation du champ et hors-champ se déploie donc ainsi : puisque l'inertie est l'évènement central du film, alors l'attente d'une dynamique végétant en hors-champ se fait sentir. Et puisque cet espace de "non-évènement" s'éternise, alors autant exploiter ses nombreuses potentialités créatives. Et en cela, Marcel Hanoun ne s'en prive pas : images immobiles, parataxes temporelles et spatiales, montage saccadé, utilisation disparate de la lumière, compositions éclectiques des cadres.
La fascination du cinéaste pour l'actrice est tangible. Hanoun prend le temps de filmer son corps sur tous les plans, en mouvement ou figé, habillé ou entièrement nu. Aucun membre n'est épargné : visage, épaule, dos, poitrine, ventre, jambe. Le gros plan fragmente et révèle les parcelles d'un paysage organique. Graziella n'est pas un corps social. Elle est isolée, écartée de la société, ignorée par le voisinage - la séquence où elle déambule dans un village en fête en est un bon exemple - et ne fait pas progresser le récit. Ses actions sont dénuées d'un quelconque intérêt pragmatique. C'est dans cette inertie qu'un paysage émerge. Le corps de Graziella n'a pas de fonction et se présente à l'image pour être contemplé. Hanoun parcourt son corps, le morcèle, s'arrête sur des détails, ou au contraire, le saisit dans son entièreté, applique toutes les nuances de lumières possibles sur son visage. Corps-Paysage, Visage-Paysage, Graziella illumine le champ, flatte l'œil, stimule l'esprit du spectateur. Car de cette mosaïque surgit de nombreuses associations : la poitrine immaculée s'apparente à des dunes sous un soleil de midi, l'œil quasiment contaminé par l'obscurité à un bateau amarré près d'une mer assombrie.
Faste muse du réalisateur, Graziella personnifie le désir de créer et occupe le champ jusqu'à la fin du film. L'inanité de ses actions suppose un tournage improvisé, non structuré autour d'un scénario, instigateur des productions habituelles. Au contraire, la contingence, les manifestations hasardeuses, les fantaisies soudaines façonnent, pas à pas, le squelette du film. Alors, Graziella incarnerait aussi ce que Marcel Hanoun appelle "L'esprit du film", une conscience abstraite qui guiderait l'artiste. Aucun cinéaste ne devrait régenter un film selon Hanoun. C'est le film qui doit diriger l'équipe de tournage.
C'est dans cet espace inflexible à l'ordre que L'Eté évolue, loin de tout ce qui pourrait endiguer son parachèvement. Seulement voilà, malgré cette isolation exigée, les virulences de Mai 68 ne peuvent être éludées éternellement. Aussi pouvons nous apercevoir, sporadiquement et subrepticement, l'instant de quelques frames, la photographie d'un policier pourchassant un manifestant. L'évènement vient investir et contaminer l'éden, éprouve le besoin d'intégrer le cadre, exige de devenir "champ". Ces fugaces apparitions, juxtaposées à Graziella, bouleversent la perception de certaines séquences. L'actrice ne court plus sans but : tout comme le manifestant, elle fuit le policier.
L'Eté se conclut dans l'incertitude. Lasse d'être seule, Graziella désespère de l'absence de son petit ami et attend impatiemment son retour. Les dernières images dévoilent leurs retrouvailles. Mais sont-elles authentiques ? Ne seraient-elles pas un fantasme ? Pas de réponse. L'exil de Graziella subodore néanmoins une certitude : son caractère éphémère. Inévitablement, elle rejoindra à son tour le hors-champ, redeviendra corps social et se fondra de nouveau parmi l'évènement.
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le 18 avr. 2024
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