L‘un des derniers films de Manoel de Oliveira est un projet datant de 1952, l’année à laquelle le scénario a été écrit. Le cinéaste, centenaire lorsqu’il le sort en 2011, abandonne finalement le projet ; dans les années 50, les rêves lui furent impossibles à tourner. Si le scénario a changé en soixante ans, afin de l’adapter au 21ème siècle, certaines choses demeurent inchangées. Les effets spéciaux, les costumes, l’appareil photo du personnage principal Isaac datent bel et bien des années 50.


Le film raconte donc l’histoire d’Isaac, un photographe portugais appelé par une riche famille pour effectuer les derniers portraits de la défunte Angélica. Pourtant, le surnaturel intervient, et en prenant ses photographies, le personnage voit la femme lui sourire. Ce sourire revient aussi lorsque l’homme épingle ses œuvres dans la petite chambre de sa maison. Une histoire d’amour se crée entre les deux personnages : une morte et un vivant. Leurs escapades oniriques sont fréquentes, et Isaac jongle entre sa vie de photographe (il travaille sur les bêcheurs) et son histoire d’amour avec Angélica, de qui il doit également transmettre les photographies imprimées à la famille endeuillée. Finalement, il décide de la rejoindre, dans l’au-delà, et meurt sans crier gare.


Il y a donc une mise en abyme intéressante : le travail d’un photographe amoureux sur une morte est symétrique au travail d’un cinéaste sur la mort et sur l’amour. L’on pourrait même aller plus loin, en disant que de Oliveira est lui-même un photographe. Ses plans sont composés comme de vrais tableaux, où la symétrie rappelant la Renaissance s’impose également (notamment grâce aux différents décors, filmés de manière très géométrique, très droite, fixe et frontale, avec de nombreuses lignes de forces et de fuites : les différents encadrements des portes, portails, ou encore les vignes où travaillent les bêcheurs). Ces références artistiques rappellent aussi l’univers photographique de Wes Anderson, notamment dans A bord du Darjeeling Limited ou Moonrise Kingdom.


Toujours en parlant de plans, le cinéaste joue aussi sur le contraste entre certains d’entre eux ; par exemple pour mettre en place une sorte de frontière dans deux des enjeux du film : le travail et l’amour. Les plans sont beaucoup plus réels voire saccadés et mouvementés lorsqu’il s’agit du travail de photographe (les plans subjectifs avec ce filtre « appareil photo » quand il photographie Angélica ou ce fameux plan encore subjectif, où Isaac, avec son appareil, suit le chemin qu’emprunte une sorte de tracteur, de manière très rapide et saccadée) que lorsqu’il s’agit de l’histoire d’amour fantastique qu’il entretient avec Angélica (les plans sont plus longs, bien plus posés ; la lumière est également très douce, très bleutée avec la présence onirique du fantôme).
Il est en d’ailleurs de même avec la présence des effets spéciaux, rappelant très certainement Georges Méliès (avec la lune bleutée qui est également l’un des symboles cinématographiques de l’onirisme). Lorsqu’Isaac se met à voler avec Angélica dans les airs, après être sorti de sa chambre depuis son balcon (qui rappelle les balcons des pièces romantiques de William Shakespeare où les Roméo pouvaient faire la cour aux Juliette), on s’aperçoit du malin clin d’œil au cinéaste, avec ce travelling créé très sûrement sur une incrustation qui fait mine d’être mal faite, pour rappeler les années 50.
Enfin, pour terminer sur les contrastes, nous pouvons évoquer l’importance du son, qui permet aussi de créer cette séparation des moments. Par exemple, la gestion sonore quand Isaac prend des photos dans les champs n’est pas la même que quand il se retrouve avec Angélica. Les sons du tracteur ou des bêcheurs qui assènent des grands coups de faucilles dans la terre sont assez violents, presque saturés voire peuvent déranger l’oreille. Au contraire, lorsqu’il est avec Angélica, les sons sont beaucoup plus venteux, doux, calmes. C’est de cette manière que le cinéaste parvient à créer cette frontière intéressante au sein de son scénario.
Puis, on peut aussi dire que de Oliveira va très souvent à l’essentiel, mais de manière poétique grâce notamment à une photographie intéressante et un montage cohérent. Le travail sur la lumière participe bel et bien à l’avancée dramatique du film. Par exemple, dans la première séquence où il rencontre Angélica dans sa maison, on remarque qu’une sorte de faisceau de lumière (rappelant ce que l’on appelle « la douche » au théâtre) permet de centraliser l’action sur le lit de la défunte et sur Isaac qui fait également son entrée dans cette espace lumineux, comme s’il faisait son entrée dans une scène de théâtre, ce qui va avoir pour but de créer un élément perturbateur au film, comme on pourrait en retrouver dans une pièce classique romantique : une histoire d’amour. On retrouve également dans ce cercle de lumière, certains membres de la famille. Cette présence évoque le fait qu’ils auront également une place dans les enjeux dramatiques du film (on les retrouve en effet plus tard). La lumière a donc aussi une valeur programmatique, ce qui sert au réalisateur d’effacer certains passages qui auraient pu être inutiles pour justement aller à l’essentiel. Cette qualité se retrouve aussi dans le montage, souvent jugé trop lent. Si les quelques transitions de fondus enchaînés soulignent le temps qui passe, avec ce rapport entre la vie et la mort, les transitions les plus fréquemment utilisées sont tout de même le cut. Cela a non seulement pour vocation de donner un certain rythme au film, mais il sert également comme arme pour donner au film une sorte de fatalité ; les coupes sont souvent choisies à des moments où il se passe quelque chose où lorsque le monteur veut donner des rythmes différents à chaque scène. Par exemple, lorsqu’il est avec Angélica, les séquences sont très peu montées, cutées, alors que lorsqu’il travaille, les coupures sont plus fréquentes.


Mais si nous avons ici présenté les principales qualités du film, il ne manque pourtant pas de défauts. Le premier d’entre eux concerne le montage, et nous l’avons dit : même s’il est souvent composé de simples cut, il reste quand même très lent, soporifique. Prenons par exemple la scène du repas où une discussion se déroule entre personnes que l’on n’a pas trop vues, et qui dure des heures. Le problème est que si l’on ne comprend rien à ce qu’il se passe à ce moment, on comprendra toujours le film de la même manière. Cette longue séquence très fixe est donc un exemple pour montrer que même si de Oliveira va à l’essentiel, certaines scènes sont parfois inutiles, pour l’avancée dramaturgique en tout cas.
L’on remarque aussi, dans un second temps, la présence d’un plan lumière comme premier plan du film. La tentative, loin d’être inintéressante dans son aspect fixe (et donc très photographique, qui aura pour utilité d’annoncer le personnage photographe, d’autant plus avec la présence du magasin de photographie dans la rue), est cependant un peu trop longue, et les moments où il ne se passe rien, les moments d’attente qui n’apportent rien, auraient pu être retirés. Par exemple, quand les frères Lumière faisaient un de ces plans, l’action était toujours présente, ce qui attire l’œil du spectateur : ici, on est loin de là, et pour un premier plan, le spectateur reste entre deux chevaux.


Puis, pour terminer cette critique, nous pouvons évoquer l’aspect entretenu avec le spectateur, entre lui et les deux personnages principaux d’abord, puis avec Isaac, plus particulièrement ensuite.
Tout d’abord, le couple Isaac-Angélica est sans aucun doute très froid (ce qui est justifié dans la mesure où Angélica représente la mort). Mais n’est-il pas trop froid ? Tout au long du film, le réalisateur nous sépare d’eux, ce qui provoque le fait qu’ils nous touchent de moins en moins (il suffit de regarder leur dernière rencontre avant la mort d’Isaac : il se lève de son lit, s’éloigne de nous pour se rendre sur le balcon encadré par la porte, à l’extérieur – ce qui provoque l’éloignement, avant de partir, de s’envoler sans nous). La question que l’on peut se poser à ce moment est : et alors ? Ce qui est dommage, vu qu’il s’agit de la mort d’un personnage que l’on a suivi pendant tout le film. On n’est nullement touché par ce départ (ni heureux, ni malheureux), jusqu’à n’éprouver aucune empathie pour la femme qui s’effondre à son chevet. On arrive même à se poser cette question : est-ce que c’est utile ? Qu’est-ce que cela change ?


Nous arrivons donc au cas du personnage d’Isaac, pour terminer. Nous pouvons dire qu’il est à la fois trop dessiné par son créateur, le cinéaste, et à la fois pas assez. C’est-à-dire qu’il est trop travaillé pour qu’Isaac soit une page blanche, vierge, sur laquelle le spectateur pourrait projeter ses propres représentations de l’amour fou (dans la mesure où il est tout le temps présent, où l’on sait tout ce qu’il fait : ce qui limite donc grandement l’identification à la passion amoureuse de la part de celui qui regarde). Mais, il n’est également pas assez approfondi pour que l’on puisse, encore une fois, favoriser une identification à son malheur (puisqu’il s’éloigne de nous au fur et à mesure que le film avance, que son malheur s’accentue, on ne peut nullement s’identifier, puisque l’on ne connaît pas vraiment la nature et les enjeux de ce malheur).


L’étrange affaire Angélica est donc un bon film, basé sur des contrastes scénaristiques cohérents et une photographie intéressante, qui permettent de comprendre les nombreux enjeux et références cinématographiques posés par son auteur. Pourtant, une certaine lenteur parfois soporifique ainsi qu’un déséquilibre dérangeant dans la construction des personnages et de leur relation peuvent venir aliéner ce bon regard que l’on porte sur le film. Enfin, l’une des qualités premières de L’étrange affaire Angélica, est tout de même le fait qu’après un siècle d’existence, le cinéaste ait pu réaliser cette œuvre au scénario vieux de soixante ans et à la poésie onirique qui lui permet de varier encore sa cinématographie, dans la mesure où ce film diffère de son précédent Singularités d’une jeune fille blonde, aux allures beaucoup moins poétiques.

Piputyy
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le 6 sept. 2016

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Jules Cales

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