Zodiac semblait annoncer une nouvelle étape dans la filmographie de Fincher, tout en épure et en précision austère, ce qui se révéla a posteriori un signe fort sur la suite de sa carrière. Le détour pris pour cette Etrange Histoire de Benjamin Button n’en fut que plus décalé, lui offrant l’occasion d’approfondir son goût pour les possibilités données par les nouvelles technologies au service d’audaces formelles.
Histoire fantastique sur la destinée d’un homme qui nait vieillard pour mourir nouveau-né, ce récit se présente d’emblée comme un conte, entrainant avec lui la possibilité d’une imagerie assumée dans son artificialité. On retrouve ainsi ce jeu sur les sépias, les dorures et un abus de filtres vintage qui rappellent un peu le travail de Jeunet sur Amélie Poulain, et cette ostentation dans la couleur et la brillance qu’utilisera aussi Scorsese quelques années plus tard dans Hugo Cabret. Le recours à des images de la préhistoire du cinéma, notamment dans ce récit à répétition qu’est cette évocation de l’homme s’étant fait frapper sept fois par la foudre ajoute au livre d’images (et rappelle, pour le coup, les divers supports utilisés par PT Anderson dans le prologue de Magnolia). Il faut donc accepter ce parti-pris, qui en rebutera plus d’un, pour se laisser embarquer dans cette histoire au long cours, magnifiée par la partition cristalline d’Alexandre Desplat.
Car c’est là l’autre singularité de l’adaptation d’une nouvelle de Fitzgerald, que de jouer sur l’ampleur, en explorant à la fois la question du passage inversé du temps et de celui, étalé, sur une vie toute entière. Sur près de trois heures, la vie du protagoniste suit ainsi les périodes fondatrices qu’il aborde par le prisme de sa singularité insolite. Une enfance dans une maison de retraite qui lui donne l’air de se fondre dans le décor, et permet de construire une base solide à ce qui pourra par la suite devenir un référent nostalgique : une mère, un lieu, un amour d’enfance qui le poursuivra toute sa vie. Fincher aborde avec beaucoup de tact la question du rythme, ménageant de nombreuses ellipses, renforcées par un amour qui fonctionne comme un rendez-vous manqué porté à l’échelle d’une vie entière (à l’image de celui construit, avec bien moins de réussite en termes de mélancolie, dans Forrest Gump). Si les retours fréquents au présent, à savoir l’agonie du personnage féminin sur fond d’ouragan, alourdissent un peu l’écriture par un mécanisme assez dispensable dans les relances du flashback, c’est dans la dérive et les explorations suspendues que le récit fonctionne le mieux : l’expérience du bateau, ou la rencontre avec le personnage d’Elizabeth incarné par Tilda Swinton. Prendre le temps pour évoquer le temps : un secret élémentaire, mais un luxe rare à Hollywood.
Bien entendu, les recours à la CGI pour rajeunir et vieillir les visages sont patents, et de la même manière qu’il fallait accepter la valeur fantastique du conte, il faut par instant considérer l’œuvre presque comme un film d’animation. Mais contrairement au sujet identique qu’avait abordé Coppola dans L’homme sans âge, dissertation parfois désincarnée sur le rapport au temps, Fincher fait preuve d’une réelle empathie pour ses personnages, qui permettent à Brad Pitt et Cate Blanchet, en dépit de leur maquillage numérique, de former un couple passionné et touchant. Car au sein de ce conte sur un amour impossible mais effleuré aux marges de l’existence se dessine une véritable question du rapport au monde, où l’on apprendra que vivre, ressentir et jouir sont surtout accessibles à ceux qui savent se contenter de fragments d’idéaux.