Il n’y a vraiment pas que le petit chat qui soit étrange dans le premier film du suisse Ramon Zürcher, projet né d’un séminaire d’écriture présidé par le cinéaste hongrois Béla Tarr consistant en l’adaptation libre du texte de Kafka, La Métamorphose. Étrange parce que ce film court (01h12) n’obéit à aucun processus narratif véritable, mais également ordinaire puisque sont filmées en temps réel les retrouvailles d’enfants et de parents, s’étalant du matin au repas dinatoire qui clôture la journée, dans un appartement berlinois. Il s’agit donc avant tout d’un film de dispositif : unicité de lieu avec ses contraintes d’espace et de mise en scène, promiscuité des membres de la famille traités sans discrimination, qu’ils soient jeunes ou vieux, y compris les deux animaux : un chien noir et un chat tigré, recours aux plans fixes dans lesquels les personnages se déplacent et évoluent dans une sorte de ballet incessant et hypnotique, offrant du coup une large place au hors-champs.

Malgré l’effervescence qui règne au cœur des pièces de l’appartement (cuisine et salle à manger comme lieux du collectif, les chambres et la salle de bains comme endroits de l’isolement et de l’intimité), la promiscuité affichée dissimule mal le mal-être diffus où s’exprime le conflit sous-jacent entre immobilité et mouvement. La banalité des gestes exécutés, celle des échanges qui tiennent plutôt des monologues et des réflexions personnelles menées par chacun, la présence des objets du quotidien qui paraissent placés sous un agrandisseur finissent par installer un climat inquiétant dont on ignore de quelles funestes conséquences il serait annonciateur. Une petite fille qui crie, un garçon blond et silencieux qui semble errer entre les silhouettes familières, une mère sèche qui ne supporte pas les aboiements du chien, tout est à la fois commun et angoissant, comme si, d’un instant à l’autre, les digues pouvaient rompre et lâcher les rancœurs accumulées.

La caméra de Ramon Zürcher observe avec l’attention maniaque d’un entomologiste les gestes habituels, insignifiants dans leur répétition mais c’est bien celle-ci et la collision qu’ils ne manquent pas de provoquer dans l’espace exigu et surpeuplé qui font naître l’incongruité et l’absurdité confiant au surréalisme. L’Étrange petit chat se révèle un objet brillant et conceptuel, qui sollicite l’entier éveil du spectateur. Dans une mise en scène qui dénote un sens indéniable du cadre, rien n’est laissé au détail, les recoupements sont multiples entre la présence des objets et les actions des personnages. Au final, le petit félin qui possède l’avantage de la vision diurne et nocturne est incontestablement, avec son complice canin, le membre le moins bizarre de cette communauté finement observée dans la familiarité de tâches quotidiennes et rebattues sur lesquelles le jeune cinéaste nous convie à poser un regard vierge. Cette invitation qu’on ne regrette pas d’accepter débouche sur notre interrogation de spectateur : que voyons-nous dans cette hypertrophie du quotidien qui, dès lors, pourrait bien ébranler notre perception ? S’ouvre devant nous un abîme vertigineux, au fond duquel la catastrophe, peut-être, sera au rendez-vous.
PatrickBraganti
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le 2 avr. 2014

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