Une femme sous échéance
On met un certain temps à identifier le sentiment d’étrangeté qui happe le spectateur face à l’exposition de L’Événement : situé dans les années 60, ce portrait de jeune fille semble évoluer à...
le 6 déc. 2021
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On met un certain temps à identifier le sentiment d’étrangeté qui happe le spectateur face à l’exposition de L’Événement : situé dans les années 60, ce portrait de jeune fille semble évoluer à l’écart des conventions en matière de reconstitution, distillant de très maigres indices sur son appartenance à une époque donnée. Certes, la musique est différente, les jeunes hommes en cravate, et les conversations moins crues, mais une singulière atemporalité semble avoir pris ses quartiers. À la fac, dans les échanges, les soirées ou les questionnement, l’élan de désir et de découverte n’appartient qu’à une temporalité, celle de la jeunesse.
L’indéfinition doit aussi sa présence à une règle d’or, quant à elle bien contemporaine : celle du silence. « Tout le monde a envie de la même chose ici. Et tout le monde se l’interdit. » assène Anne, dans l’un des rares instants où elle s’autorise une analyse à voix haute de la situation. Car son parcours sera celui d’une solitude. Tombée enceinte, elle sait que son destin se joue (« J’aimerais avoir un enfant un jour, mais pas un enfant au lieu d’une vie »), et va entamer le chemin de croix de l’avortement clandestin.
Audrey Diwan ne propose pas de film à thèse : la question n’est pas celle d’un débat sur le sujet – et pour cause, il n’est pas possible d’en parler, mais de proposer une étude de cas. Anne se destine à des études et une carrière d’écrivain - elle deviendra Annie Ernaux, qui racontera 40 ans plus tard cette étape de sa vie dans son roman éponyme. Son parcours est celui d’une femme qui refuse le déterminisme et oppose à un état de fait la possibilité de choisir. Cette obsession rappelle à de nombreuses reprises le cinéma des frères Dardenne, qui collent à leur protagoniste (Rosetta, ou Sandra dans Deux jours, une nuit) pour capturer l’énergie du désespoir. Toute la mise en scène se rive ainsi sur Anne, qui ne quittera jamais l’écran, qu’elle y soit plein cadre ou en amorce, enfermée dans de longues prises qui accompagnent sa marche forcée. Audrey Diwan cherche moins à en faire une protagoniste qu’une solitude, essuyant une série de refus et d’abandons : le format en 1 : 37 n’offre aucune perspective, et les bascules de point prennent ici une dimension presque tragique, accentuant l’impossibilité de tout échange, et le renvoi systématique à sa seule responsabilité.
L’incroyable Anamaria Vartolomei parvient à conjuguer l’émotion à une certaine opacité : le questionnement n’est pas à l’ordre du jour, et si elle se permet quelques mises au point, l’horizon est ailleurs. Son avenir consiste à quitter un corps qui se greffe à elle de la même manière qu’elle est pour l’instant rivée à une catégorie sociale. Les quelques incursions chez les parents insistent sur cette mise à distance, qui sera au cœur d’une réflexion majeure de l’écrivaine par la suite, notamment dans La Place.
Mais cette thématique de l’opposition n’est jamais traitée dans la radicalité : s’il prend parti pour Anne, le récit n’épargnera rien de la réalité horrifique de l’avortement, que ce soit pour la mère ou le fœtus, lors de séquences particulièrement éprouvantes. La quête d’émancipation, le désir de jouissance construisent aussi le portrait d’une jeune fille qui peut, à son âge et dans ses élans, faire preuve d’imprudence ou de comportements que d’aucuns pourraient assimiler à de l’égoïsme. Et si le traitement insiste avec une empathie jamais voyeuriste sur son isolement extrême, il ménage aussi quelques brèches par lesquelles entre la lumière : les propos d’un professeur, la confidence d’une camarade, ou l’étreinte d’une mère. À ce titre, l’une des plus belles séquences du film se déroulera à la table des parents, hilares devant leur programme radio, et que leur fille contemple avec intensité. Déchirée de ne pouvoir leur dire ce qui la tourmente, émue de la simplicité évidente par laquelle le bonheur peut se présenter, et consciente qu’elle regarde un monde qu’elle s’apprête à quitter. Cette séquence achève de dévoiler le véritable propos du film. S’il entre évidemment en écho avec la tendance générale rétrograde à revenir sur le droit à l’avortement, et fonctionne comme une piqûre de rappel sur la réalité qu’une telle décision engendre, L’Événement ne brosse pas le portrait d’une militante. Il accompagne un être fragile, en devenir, au carrefour de son destin, et qui décide de prendre le risque alors inconsidéré de la liberté.
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le 6 déc. 2021
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