Une performance abstraite, géométrique, psychanalytique - ou plus simplement un grand thriller ?
Prologue, avec une séquence apparemment gratuite - un réseau de lignes entrecroisées : des rails de chemin de fer, multiples, parallèles, rectilignes, des aiguillages, des courbes, et au bout du compte un enchevêtrement, un labyrinthe de lignes ;
Prologue toujours - la caméra et le spectateur suivent (dans un hall de gare, thématique obsessionnelle du film), les parcours parallèles de deux paires de chaussures, qui finiront par se heurter. Alors les silhouettes et les visages pourront apparaître – et le récit commencer (à moins que tout n’ait déjà été dit …)
Pour moi, la première vision de l’Inconnu du Nord-Express (lointaine …) demeure inséparable de l’interview critique de Claude Chabrol qui suivait la projection du film. Chabrol confiait son admiration du maître, souriait, de son sourire constant, ironique, un peu narquois, mais plutôt empathique. Et Chabrol évoquait un film abstrait, totalement géométrique, il parlait de cercles à l’intérieur de cercles, à l’intérieur de cercles, il parlait aussi de l’homosexualité, latente mais évidente, des personnages – et je me disais, « il se paie ma tête évidemment, il se fout de nous – avec le sourire. »
Aujourd’hui, après avoir revu le film, j’en suis un peu moins sûr.
Toujours au début du film, un peu plus tard, après le meurtre, le personnage principal (le « positif », Guy / Farley Granger) croise à nouveau dans un autre train un voyageur totalement ivre – scène presque inutile (qui échouera même à lui fournir un alibi). Le voyageur, avec une articulation bien pâteuse soulève une problématique … algébrique et géométrique :
« Dans le calcul différentiel, on donne une fonction, on obtient un différentiel … vous comprenez ? »
Moi, non, évidemment – mais Guy /Granger affirme avoir compris. Un des grands points communs entre Hitchcock et Chabrol était sans doute l’ironie.
Par curiosité, quand même, recherche sur le calcul différentiel, via la fiche Wikipedia : « la notion différentielle établit une relation entre les variations de plusieurs fonctions ainsi que la notion de dérivées. La vitesse, l’accélération et les pentes des courbes des fonctions mathématiques en un point donné peuvent toutes être décrites sur la base symbolique commune. » Qu’on relise la dernière phrase, sans chercher à comprendre – on y a un résumé, très singulier certes, de l’Inconnu du Nord-Express.
Une fois posée, l’appréhension géométrique du film peut tourner à l’obsession. C’est essentiellement une opposition, jusqu’au conflit, entre lignes droites et courbes.
Les droites renvoient aux parcours programmés, rectilignes, ceux des trains, mais aussi les courses du tennis. Et c’est précisément au moment où les droites se rencontrent, comme dans la scène initiale des chaussures (mais aussi lors du dernier voyage en train de Guy, avec l’angle des pylônes défilant contre le rebord de la fenêtre) (mais encore lors de la partie de tennis, s’achevant en gros plans haletants, les deux adversaires en étant presque à se toucher), c’est à ce moment que l’action bifurque.
Et Hitchcock ose même les plans débullés, les prises de vue obliques, aux instants où l’action programmée, anticipée va se compliquer, où le programme va dérailler.
Les courbes et les cercles marquent donc ces moments essentiels où tout dérape, où la folie l’emporte sur la raison. On ne procèdera pas à la façon de Chabrol à la recherche de toutes les occurrences circulaires. Simplement les plus évidentes : le faisceau de la lampe découpant dans la pesanteur nocturne une tâche circulaire et lumineuse, dans l’espace clé du Luna Park, la présence obsédante et en surplomb de la grande roue (et même en contrebas, les ballons des enfants, dont un sera rageusement crevé), le cercle refermé sur les mains de l’étrangleur et sur la rondeur des cous, ou l’image essentielle des verres de lunettes. Et au moment où les cercles s’animent ; dans un tourbillon insensé, la folie alors prend le pas : une première fois, précisément après la contemplation fascinée des lunettes, l’impossibilité de contrôler les mains, et l’évanouissement tourbillonnant du monstre ; et le pandémonium final, sous la menace permanente de la roue, le manège circulaire en marche, emballé, impossible à arrêter …
Affolement, tourbillon – explosion.
On est bien au cinéma. Et Hitchcock compose , déroule un thriller magistral. Jamais il n’a mieux mérité son surnom de « maître du suspens ».
Le film joue constamment sur le temps, sur l’attente et l’angoisse de l’attente, voire de l’attente inutile : ainsi du montage alterné, célèbre, entre la partie de tennis et la recherche du briquet, du temps perdu pour les deux protagonistes – finalement inutile, puisque de toute façon, le monstre, Bruno / Robert Walker, n’a pas l’intention d’agir avant la nuit.
(Avec d’ailleurs une scène très révélatrice de l’humour de Hitchcock, au cœur du parc d’attractions ; lui : « à quelle heure la nuit arrive-telle ? » ; le forain : « vous êtes pressé ?... »)
Le film joue aussi sur de magnifiques clairs-obscurs ; ainsi dans la grande demeure déserte de Bruno, lorsqu’un plan presque noir, sur le visage de Guy est prolongé par un plan sur le lit, d’où sort en pleine lumière le visage de Bruno.
Le film joue constamment sur les fausses pistes : dans cette même scène, la présence au haut de l’escalier d’un molosse immobile, genre dogue allemand, puis la menace prolongée d’un révolver dans le dos du héros. Fausses pistes …
L’inconnu du Nord-Express multiplie les scènes cultes : l’image sidérante du crime découvert à travers les verres des lunettes, le parcours des paires de chaussure, la partie de tennis, la minuscule silhouette de Bruno se découpant entre les marches et les colonnes du Memorial, le personnage de Bruno, isolé au milieu des spectateurs, unique spectateur à ne pas faire basculer sa tête de gauche à droite et de droite à gauche pendant les échanges du tennis, le jeu sur les ombres dans le tunnel de l’amour …
Et le film joue sur le fétichisme des objets – des lunettes, un briquet, une cravate …
On a même presque droit à un cliffhanger et à une fin ouverte – il s’en faut juste de la découverte in extremis d’un briquet dans un poing crispé. Mais la fin retenue est sans doute incontournable.
Hitchcock définit ainsi, magistralement, tous les codes du thriller.
(On a pu reprocher au film la « faiblesse » de son casting, en particulier celle du couple « positif ». En fait ils sont plus lisses, totalement lisses apparemment, que fades. Et c’est en réalité cette absence d’aspérités qui fait ressortir l’extraordinaire performance de Robert Walker – malsaine, obsédante, glauque et fascinante. Géniale. Et si sa carrière, tellement évidente, n’ a pas pu se prolonger au-delà du film, c’est parce qu’il est mort peu après, d’une overdose médicamenteuse …)
Reste la question de l’interprétation. Le recours à la psychanalyse peut sembler évident :
- Par sa thématique oedipienne : Bruno est amoureux de sa mère castratrice (dont il revoit le visage, le cou plutôt) chez les autres femmes, avec pulsions meurtrières à la clé ; il veut également faire éliminer son père … et, curieusement, le héros positif, lui, ne semble pas avoir de famille …
- Par l’évocation de l’homosexualité, également suggérée par Chabrol. Mais il me semble que Hitchcock n'insiste pas trop sur cet aspect, en tout cas sans lourdeur, la question évidente de l'homosexuaalité renvoyant plutôt au roman (et aux thèmes récurrents de Patricia Highsmith.)
J’aurai plutôt tendance à penser au thème du double : un seul et même personnage, des désirs et des rêves inavouables que l’autre seul peut accomplir. Et au-delà de l’autre, dans sa folie du meurtre impossible à découvrir, il y a aussi le spectateur, vous, moi et quelque chose d’universel. Presque mathématique.
On l’a dit – le monstre attend la nuit pour agir ; les clairs-obscurs de la grande demeure renvoient précisément au moment où les deux personnages semblent les plus proches, le meurtre initial ne peut avoir lieu qu’après le passage au noir, dans le tunnel de l’amour. Les aspérités (et les rêves ?) renvoient au domaine de la nuit.
Et lorsque tout est consumé – explosé, la morale semble parfaitement rétablie avec l’élimination du monstre. Très singulière morale néanmoins : le monstre est mort, mais le meurtre qu’il a commis en devient dès lors très positif, puisqu’il assure le bonheur et l’harmonie du couple perçu comme tellement lisse.
Une morale positive ou très ambigüe ?
Un seul et même personnage ?
Ou encore – « L’Inconnu du Nord-Express », une équation à combien « d’inconnus » ?