La fuite des amants criminels est un motif qui, depuis l’âge d’or du film noir, est devenu un genre en soi. A la fin des sixties, sous l’impulsion de Penn et de son séminal Bonnie & Clyde, qui enterre l’ère du code Hays et ouvre la voie au Nouvel Hollywood, c’est un sujet dans l’air du temps : percutant, contestataire, et souvent sans concessions.
L’arrivée de Terrence Malick en 1973 pourrait donc, historiquement, s’inscrire dans ce contexte : mais l’émergence d’un auteur à laquelle nous assistons ici se fera justement à rebours des tendances naissantes.


Certes, le cinéaste suit la cavale inspirée de faits réels d’un tueur en série de 25 ans flanqué de sa petite amie de 15, semant la discorde au fil d’un voyage qui a tout de l’improvisation. La violence n’est pas édulcorée, le traitement n’est pas romanesque et la modernité de l’œuvre est indéniable.
Mais là où ses pairs utilisent la violence de leurs personnages pour gorger leur esthétique d’un souffle nouveau, Malick change sa caméra d’épaule. La Balade Sauvage est autant un voyage intime que spatial, une odyssée psychique que géographique. Le choix déterminant du point de vue va conditionner tout le parti pris en termes de tonalité, et jeter les fondations de l’esthétique du cinéaste. Le recours à la voix off, en premier lieu, permet une curieuse distance, qui parle déjà au passé et jette sur ces élans de jeunesse incontrôlée le voile d’une mélancolie nostalgique. L’écriture va même plus loin, puisque Holly propose des souvenirs d’impressions qui appartiendraient à Kit. Alors qu’elle est la jeune suiveuse, elle raconte ce récit avec une maturité plus grande, rétrospective, mais aussi avec la distance d’un auteur qui interrogerait la psyché de ses personnages.


Cette posture explique la singularité avec laquelle vont être abordés les événements : Malick pose ses personnages dans un univers qui, partout, les contient et les dépasse. Ils seront ainsi contemplés avec la même acuité que le microscopique avec déjà, une attention pour le vivant à la plus petite échelle, par des inserts sur les insectes, la vie dans les herbes hautes, tandis que la progression du récit va déployer l’échelle du cadre vers des plans d’ensemble sur des paysages de plus en plus grandioses. Cette nature qui s’élargit (de la suburb à la campagne, de la forêt aux champs, de la route sinueuse à la voie de chemin de fer rectiligne, vers la promesse des montagnes, les Badlands éponymes, au loin) a une fonction ambivalente, qui conditionne le traitement de cette cavale sanglante : l’émotion face à tant de beauté, et la prise en compte, de plus en plus distincte, du silence indifférent du monde face à ceux qui le foulent. En découle cette étonnante neutralité qui voit s’accumuler des meurtres qui sont d’autant plus choquants qu’ils semblent non nécessaires, et dépourvus de réelles conséquences.


L’inévitable retour de la Loi et du réel se fera par à-coups, et sans désir d’un sublime romanesque : le couple, d’une humanité trop juvénile, s’écorche plus qu’il n’accède à la légende. C’est aussi là la grande réussite du film, que de regarder en face la figure de la révolte, dans un road movie qui n’oublie pas de préciser que l’immaturité échevelée est un carburant qui s’épuise assez vite. Kit joue un rôle (d’où les références constantes à James Dean, et Holly commence à grandir.


Dans l’avion qui le conduit à la prison, l’agent, sous le charme de sa posture un peu trop étudiée, déclare : « You’re quite an individual, kid » Et Kit de répondre : « Think they’ll take that into consideration ? » Ce ne sera évidemment pas le cas, puisqu’il mourra sur la chaise électrique. Mais on peut dire que c’est ce qu’aura fait un jeune cinéaste de 5 ans son ainé.


Malick trouve ici un point d’équilibre d’une grande délicatesse : c’est réellement dans le silence – et par la puissance évocatoire de l’image, que le discours, presque humble sur la nature humaine, se formule. Une qualité qui s’étiolera de plus en plus par la suite : Les Moissons du Ciel reprendra la même dynamique (les amants en fuite, le regard de la femme condamnée à retourner à une vie normale, la prééminence d’une nature immanente, à la fois enthousiasmante et effrayante par sa puissance discrète), et les deux décennies de silence à venir déboucheront sur un désir de moins en moins réprimé de tout formuler, expliciter et traduire en discours.


(8.5/10)

Sergent_Pepper
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le 2 oct. 2018

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