Pourquoi tant de haine ?
Bien des choses ont été dites sur ce film honni, banni, caché sous le tapis depuis plus d'un demi-siècle. La version "officielle" sur le fiasco de sa production a souvent été simple, si ce n'est...
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le 17 sept. 2024
Bien des choses ont été dites sur ce film honni, banni, caché sous le tapis depuis plus d'un demi-siècle. La version "officielle" sur le fiasco de sa production a souvent été simple, si ce n'est simpliste : le producteur André Sarrut ne pensait qu'à l'argent et s'en fichait de l'art, il a viré comme un gros méchant les génies Paul Grimault et Jacques Prévert qui n'avaient rien à se reprocher.
On pouvait s'en douter, s'en remettre aux faits et non aux récits biaisés met en lumière une réalité bien plus nuancée : oui, La Bergère et le Ramoneur fut un fiasco. Oui, la production a été interminable, s'étalant pendant plus de 5 ans et engloutissant des quantités astronomiques d'argent. Et OUI, Grimault et Prévert ont leur part de responsabilité loin d'être négligable. Le deuxième parce qu'il a traîné pendant des années pour livrer une fin à l'histoire (ce qu'il ne fera en fait jamais vraiment), le premier parce qu'il a pris des décisions ubuesques comme recommencer toute l'animation d'un personnage après 6 mois de travail, mettre une éternité à valider les couleurs, jeter à la poubelle des décors ayant été travaillé pendant des semaines, passer parfois plus de temps en dehors du studio (au bistrot...) qu'à y être pour superviser le travail (certains artistes de l'époque racontent l'avoir quasiment jamais vu)... Quant à Sarrut, on peut légitimement lui reprocher d'avoir sous-estimé (sciemment ?) le devis initial, d'avoir été sans doute un peu à côté de la vérité lorsqu'il négociait avec les financiers et d'avoir passé plus de temps avec eux qu'à aller surveiller ce qui se passait dans le studio. Mais n'oublions pas que ce soi-disant "producteur avide d'argent" a été un soutien fidèle de Grimault pendant des années, finançant tous ses premiers projets de courts-métrages et ayant donc accepté pendant de nombreuses années de s'épuiser à trouver de nouveaux financements pour le long-métrage alors en cours. Et peut-on sincèrement lui reprocher d'avoir voulu accélérer une bonne fois pour toute la finition du film à la fin de l'année 1950, alors qu'encore une fois, la chose était en production depuis plus de 5 ANS et menaçait de faire couler la boîte (de fait, elle ne survivra pas au désastre et bien des animateurs ne travailleront plus...) ?!! Pendant ce temps, Grimault négociait une augmentation de salaire, cela se passe de commentaires...
Je tire toutes ses informations de l'excellent livre du regretté Sébastien Roffat sur le sujet, que je ne peux que recommander tant c'est passionnant, complet et, précisons-le, parfaitement sourcé (par des témoignages mais aussi surtout par des documents officiels de l'époque). Et on y comprend bien que la réalité est bien plus nuancée que ce qui a été raconté pendant des décennies et notamment qu'André Sarrut a été sans raison réduit au rang de requin sans scrupules...
Mais revenons-en au film lui-même car c'est bien ça qui est réellement intéressant au final. Toutefois, la tâche est compliquée car il est pour ainsi dire inaccessible dans sa version française initiale, seule une copie tombée dans le domaine public doublée en anglais circule mais celle-ci est de piètre qualité et il manque toute une séquence (celle du peintre) ainsi que la musique du générique de début... En toute transparence, j'ai eu la chance inestimable de voir le film dans sa sa version française originale et complète (mes lèvres sont scellées concernant le pourquoi du comment !) et même par deux fois.
Et je le dis haut et fort : La Bergère et le Ramoneur de 1953 n'est pas un mauvais film ! Certes, la fin, improvisée par Sarrut (parce que Prévert et Grimault n'avaient jamais acté une fin qui satisfassent tout le monde, rappelons-le), est médiocre et on sent bien qu'elle a été réalisée à la hâte alors qu'il n'y avait plus un sou dans les caisses... Certains passages plus ou moins bien animés trahissent aussi les stigmates d'une production terminée en catastrophe. Néanmoins, comparé à la "vraie" version de 1980, on a sensiblement la même histoire et le même enchaînement des scènes (si on met de côté la fin bien sûr), il serait complètement faux de dire, comme l'ont prétendu avec mauvaise foi Grimault et Prévert, que le métrage aurait été sensiblement dénaturé ! Il y a même certains plans non-conservés qui manquent cruellement dans la version de 1980 (lorsqu'on découvre les appartements privés du Roi, on a une très belle animation qui a été remplacé par un plan fixe ! Sur la scène du peintre, on a le chef de la police et même le chien qui nargue ce dernier lorsqu'il hésite à reproduire le strabisme du souverain, c'est assez drôle et on ne comprend pas pourquoi ça a été coupé...).
La musique de Joseph Kosma est tout à fait charmante et quelque part plus cohérente que celle (magnifique au demeurant) que Wojciech Kilar a écrite pour la version de 1980, car le score de Kosma intègre les thèmes des chansons (inchangées sur la version de 80, même si certaines ont été inexplicablement coupées). Après, c'est une question de goût, les deux compositeurs ayant eu au final une approche assez différente mais l'originale vaut vraiment le détour !
Enfin, les voix des acteurs originaux sont très plaisantes (comme le sont certes aussi celle de la version de 1980) même si on peut trouver que Pierre Brasseur en fait des caisses sur l'Oiseau (Jean Martin n'est toutefois pas non plus un modèle de sobriété non plus). Rien que pour eux, c'est assez incroyable que la version de 1953 ait été ainsi condamnée à l'oubli ! Le comble de l'absurde étant que Anouk Aimée est présentée dans la Table Tournante par Grimault lui-même comme la voix de la Bergère alors qu'elle avait été remplacée plusieurs années avant et qu'il est depuis impossible d'entendre sa prestation...
Tout cela est un peu long mais il me paraissait important de rétablir certaines vérités sur ce film injustement conspué alors qu'il a ses qualités (et certes ses défauts). Rappelons d'ailleurs que de grands réalisateurs nippons comme Miyazaki, Takahata et Tezuka l'avaient adoré à l'époque et avaient été très déçus par la version de 1980. Takahata s'est longtemps battu pour pouvoir sortir le film de 1953 en bonus sur le DVD du Roi et l'Oiseau, sans y parvenir.
Pour conclure, je dirais que quoi qu'on pense de ce long-métrage, son importance historique est indéniable et il est scandaleux qu'il soit ainsi censuré (le mot n'est pas galvaudé) sous des prétextes fumeux, alors qu'il serait tout à fait possible de le proposer au moins en bonus du Roi et l'Oiseau, avec toute la remise en contexte nécessaire (et objective de préférence !). Ne serait-ce, encore une fois, que par respect pour les comédiens français d'origine !
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le 17 sept. 2024
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le 17 sept. 2024