Stratifications d’une femme
La foule très masculine qui se presse autour du tombeau de Maria en ce jour pluvieux parachève logiquement ce que fut sa vie : la fulgurante et irrépressible construction d’une statue. Le regard qu’on aura porté sur elle aura toutes les bassesses de l’âme humaine, à une exception près, celle du cinéaste désenchanté joué par Bogart, d’autant plus tendre qu’il a l’intelligence de ne pas s’impliquer sentimentalement avec l’égérie planétaire.
Complément, expansion et reprise d’Eve, La comtesse aux pieds nus se construit sur le même canevas. Traversant le monde du cinéma, puis des nantis et enfin de l’aristocratie, Maria Vargas fait le parcours exhaustif de l’humanité défigurée par l’argent, entourée de prétendants dont le visage est lui-même statufié. Electron libre dans cette comédie cynique où tout s’achète et se contrôle, elle passionne d’autant plus qu’elle se refuse à jouer le jeu.
La subtilité du propos est bien dans cette tension creuse : on fait plusieurs fois remarquer au spectateur qu’il connait les grandes lignes de la destinée de Maria, ses films et ses liaisons, sa carrière d’étoile filante : elle est un cliché sur lequel on ne va pas s’appesantir, car c’est bien l’intimité mystérieuse de cette femme qui sera le propos, ou plutôt la quête diffractée de celle-ci.
Maria est un miroir qui prend toute la lumière et la reflète pour éblouir celui qui la contemple : rien ne semble vraiment venir d’elle.
Il est donc d’autant plus pertinent de passer par une narration kaléidoscopique où les retours au récit encadrant, l’enterrement, sont l’occasion de changer de point de vue et de voix off. Le mystère demeure presque entier, quelle que soit la personne prenant le relais de la narration. Mankievicz va jusqu’à montrer deux fois la même scène en changeant le point de vue pour étayer sa démonstration : aussi exhaustif soit le regard sur cet instant, l’inertie passive de Maria reste entière, qu’on la brusque ou qu’on la prenne par la main. Film très discursif et écrit, comme souvent chez Mankiewicz, les explications qu’il accorde à Maria sur ses motivations ne sont finalement que des indices sur sa quête, placée sous le signe de la prudence, de la réserve, parce que dans l’attente éperdue du véritable amour.
Dans ce décorum factice de cabarets, de casinos et d’hôtels de luxe, dans cette fuite hors de l’Amérique vers une authenticité européenne qui ne se révèle qu’un décor de plus pour des intrigues fabriquées, Maria se dérobe, avant toute chose au spectateur. Personne n’a droit à sa première danse, et ce n’est qu’au bout d’un quart d’heure qu’elle apparait, tirant violemment le rideau qui la cachait dans sa loge.
La danse promise, des origines madrilènes, il faudra attendre près de deux heures pour l’obtenir, et ce sera l’un des rares moments d’intimité offerte de Maria, anonyme dans cette séquence aussi improbable que poétique dans le camp de gitans. De la rencontre avec celui qui ignore tout d’elle peut alors –enfin- surgir l’amour qu’elle ne demandait qu’à offrir.
La tragédie se charge du reste : Maria restera un corps entré dans la légende marmoréenne et condamné, malgré elle, à rester inerte. La mutilation du comte achève l’impossible écart entre les origines de « la poussière de la rue » de Maria, et ce à quoi on la destine : figurer dans la galerie des portraits de la demeure familiale. Le soir des noces, la fête est du côté des domestiques, qui dansent et fricotent dans les fourrés. Du haut de l’étage noble, la femme sublime et déifiée les contemple avec autant d’envie que de résignation. Sa tentative pour réintégrer le corps et la vie dans son couple aura les effets les plus funestes.
La comtesse aux pieds nus ne se contente pas de régler son compte aux mensonges glacés du monde du cinéma ou des élites financières ; en restituant la douloureuse ascension d’une femme qu’on vampirise de toute aspiration à une destinée incarnée, il dit avant tout l’impossible accès à la vérité intérieure des êtres.