L’enquête lacunaire et vouée à l’échec sur le citoyen Kane le disait déjà : il est souvent impossible, chez Welles, d’accéder à la vérité des êtres. Ce n’est pas les rapports mère-fils dans La Splendeur des Amberson, ni même le couple provincial du Criminel qui viendront le contredire. Dans La Dame de Shanghai, avant la parenthèse consacrée à Shakespeare, Welles projette tous ses fantasmes graphiques, au détriment d’une intrigue propre au film noir, qu’il va irriguer de fulgurances mémorables pour tous les cinéphiles esthètes.


Le faux est le sujet même du récit : dès les premières séquences, le spectateur comprend, avec O’Hara (un Welles amaigri et gainé pour pouvoir endosser le rôle du beau ténébreux) que tout n’est que mise en scène : l’approche par la fatale blonde, les sauvetages, infidélités et contrats divers cachent toujours des chausse-trappes qui sont autant d’occasions à creuser l’image d’une profondeur abyssale. Comme souvent, un personnage fortuné au centre du récit va se permettre tous les excès et quitter le monde de la raison : c’est déjà la trame de Kane, ce sera aussi celle d’Arkadin, symboliquement, de Macbeth et d'Othello.


Alors qu’ils sont déjà en instance de divorce, le couple Hayworth-Welles se livre à un jeu de séduction assez vertigineux, sans qu’on sache déterminer qui mène vraiment la danse : la posture d’Orson, surtout, est particulièrement ambiguë, tant on navigue entre le bellâtre manipulé et sa place réelle en tant que cinéaste, capable d’exiger les séquences les plus folles et de briser le cadre hollywoodien classique dans lequel il officie.


Les portraits successifs des avocats véreux, de la vénéneuse femme fatale et du marin traumatisé par la guerre plongent le spectateur dans un univers clivé, à la fois esthétiquement et moralement. Les gros plans sur les visages tendent à les déformer, la distorsion du rythme occasionne des séquences particulièrement longues et marquantes, comme le chant de Rita sur le bateau, lorsqu’elle fume, ou le monologue d’O’Hara sur les requins, dont la violence rappelle les envolées cathartiques des personnages de Soudain, l’été dernier de Mankiewicz.


La dynamique du récit fonctionne comme l’infusion d’un poison lent : progressivement, les situations s’enveniment, les lieux se font de plus en plus étouffants et les échanges prennent la dimension d’une mascarade anxiogène. Le procès, totalement grotesque dans lequel l’avocat finit par s’interroger lui-même et cherche avant tout à faire perdre son client, annonce un autre cauchemar, le Procès kafkaïen qu’adaptera Welles quinze ans plus tard.


O’Hara le répète souvent : « I’m sure I don’t know » : être lucide, s’en sortir, passe nécessairement par le grand plongeon au sein des apparences. C’est la fameuse séquence finale dans le parc d’attraction qui ressemble à l’incursion de Lewis Carrol dans le film noir, association improbable et pourtant à l’origine de séquences mémorables du septième art : toboggans, labyrinthe de miroirs et espaces clos, Welles ose tout et dessine les contours d’un onirisme unique en son genre.


Le génie ne brise pas seulement les miroirs : le film sera unanimement détesté : on ne peut faire subir à l’héroïne de Gilda pareil affront. Hollywood n’est pas prêt, et ne le sera sans doute jamais : c’est le début de l’exil pour Welles, qui, à 32 ans, doit déjà réinventer une carrière condamnée à ne jamais ronronner.


(8.5/10)


http://www.senscritique.com/liste/Integrale_Orson_Welles/1581035

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le 24 janv. 2017

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