(Attention, critique susceptible de contenir des spoilers)
Marco Ferreri est un réalisateur que j'admire beaucoup, tout autant pour sa détermination à dépasser sans cesse les frontières posées auparavant que pour son originalité débordante. L'un de ses plus grands accomplissements est probablement d'avoir réalisé des films éminemment intelligents qui reste profondément divertissants. Là où bien d'autres réalisateurs européens se prennent les pieds dans leur propre génie, Marco Ferreri n'a jamais été suffisamment prétentieux pour oublier qu'il a un public. Européen, La grande bouffe l'est assurément - co-production franco-italienne interprétée par quatre des plus grands acteurs européens de l'époque : Marcello Mastroianni, Michel Piccoli, Philippe Noiret et Ugo Tognazzi. Il contient de nombreuses allusions à la philosophie, à l'histoire de l'art et à la littérature, et, tel un film de Luis Buñuel, se confine dans le simple décor d'une maison laissée à l'abandon. C'est à propos de quatre hommes, la quarantaine fringante, se bourrant le ventre de manière obsessionnelle, remplissant les toilettes jusqu'à ce qu'elles explosent dans un fracas fécal.
Ferreri traite ce thème de l'excès (tout autant gastronomique que sexuel) avec un recul presque oriental, faisant tout autant des plans séquences statiques si détaillés et si peu illuminés qu'il y est difficile de se focaliser sur un seul endroit que des gros plans extrêmes, souvent cruels dans ce qu'ils révèlent mais étrangement touchants : le croisement parfait entre Ozu et Fellini. Nous apprenons peu à peu que ces hommes se sont retrouvés pour mourir, mais Marcello (les personnages du film sont nommés comme les acteurs les jouant, ajoutant au sentiment de malaise provoqué par le film) est incapable de continuer sans baiser également : ils invitent des prostituées à les rejoindre, ainsi qu'une professeur du coin à première vue innocente, qui se révèlera avoir des appétits aussi développés que ceux des hommes. Et les hommes mangent. Et mangent. Et mangent. Et ont occasionnellement des relations sexuelles, regardent des diapositives antiques érotiques, conduisent des voitures, tombent malade. Mais ils mangent, majoritairement. Ils ont même des compétitions pour déterminer qui mange le plus rapidement.
Ironiquement, cela ne semble pas très apétissant pour le spectateur. Il n'y a aucun fil conducteur narratif par exemple - tout conflit pouvant possiblement être amené par la pure et innocente Andrea, symbole de vie dans une atmosphère de pourriture, à qui Philippe propose le mariage, est rapidement éliminé par son propre goût pour la dépravation. Ces hommes décident de mourir, et nous les regardons faire. Le film débute par une introduction méthodique de chacun d'entre eux, et se conclut sur la mort méthodique de chacun d'entre eux. Alors, à propos de quoi est le film ? S'agirait-il s'une allégorie, ce qu'un groupe d'hommes bourgeois rassemblés dans une demeure abandonnée au jardon mourant et clairsemé peut laisser fortement penser ? Mais alors, une allégorie de quoi ? Du déclin de la patriarchie, de la virilité "à la française", du capitalisme ? Les personnages du juge et du producteur télé sont des examples des forces les plus puissantes et potentiellement corrompues de la société occidentale, la loi et les médias. Les femmes s'échappent toutes et survivent à ce week-end, bien que le dernier plan montrant Andrea retournant dans la demeure est plutôt ambigu.
La grande bouffe, comme je le disais déjà, est très Buñuelesque, de l'idée (proche de celle de L'ange exterminateur) d'une bourgeoisie piégée dans un manoir (montrée par l'incapacité de Marcello à fuir avec sa voiture de sport, condamné à la conduire dans la petite avenue du jardin), à la profusion d'animaux, observant la régression des hommes vers la bestialité, les entendant grogner, huer et hurler, et devenir fatalement des esclaves de leurs estomacs. C'est une étude de la décadence - et de nombreux plans sont filmés comme des parodies grotesques de peintures de la Renaissance. Il y a des allusions faites à Boileau, le père du néo-classicisme français, et à Brillat-Savarin, dont la Physiologie du Goût combine philosophie et gastronomie, ce que les quatre quarantenaires font dans des limites proches du nihilisme. Cette recherche insatiable de la mort est d'autant plus perturbante que ces hommes apprécient les plaisirs simples de la vie. Le film sonne-t-il le glas du cinéma traditionnel, alors que les quatre gastronomes de l'extrême regardent des diapositives, comme une corruption du cinéma des débuts ?
Je ne saurai précisément répondre. Ce que je sais, c'est le plaisir que j'ai eu à voir cette oeuvre : à voir la demeure elle-même, faite de bric-à-brac empilés, répandus de telle manière qu'il est difficile d'y discerner les protagonistes ; les motifs fragmentaires revenant de manière exceptionnelle - la répétition de certaines scènes et plans, du tango désirable, majestueux et imparfait, connecté à l'un des personnages en particulier, et mutant alors qu'il devient fantôme ; les variations ingénieuses et grotesques autour du sexe et de la nourriture ; la comédie scatologique assumée ; les compositions de plans sublimes ; les couleurs ; et la vue de ces quatre acteurs, qui ont participé à quelques-unes des plus belles oeuvres du cinéma, tentant d'échapper à des rivières de merde et rappelant que dans croupion, il y a aussi croupe.
La grande bouffe est un film intelligent, dérangeant et implacable. Plus important encore, il ne porte pas de jugement. Libre à chacun de penser ce qu'il veut du destin et des intentions de ces quatre hommes décidés à littéralement se faire éclater la panse. Et c'est peut-être l'un des plus beaux cadeaux qu'un réalisateur puisse donner à son audience.