La première demi-heure de La Guerre des Mondes est stupéfiante. Par sa rapidité, par son montage, ses parti-pris de mise en scène, son interprétation, par l'ambiance qui s'en dégage, elle laisse littéralement le spectateur frappé de stupeur. C'est une des ouvertures de film les plus marquantes du cinéma spielbergien.
Le réalisateur y développe d'entrée deux thèmes qui tiendront tout le film : d'un côté la volonté d'implanter l'action dans la vie quotidienne la plus banale, dans la réalité la plus triviale ; de l'autre côté, l'insistance sur l'incapacité humaine à faire face à ces attaques.
Les deux points se rejoignent, bien entendu. Ainsi, La Guerre des Mondes est un des rares films de Spielberg sans héros. Chez un cinéaste aussi influencé par le cinéma des années 40-50 (et par la bande dessinée) et où le rôle de « héros » a autant d'importance, ce film tient une place à part. Ray, le personnage principal, interprété par Tom Cruise, n'est pas un héros. Au contraire, il a tout du beauf américain moyen, machiste, pas du tout investi dans son rôle de père, et franchement bas de plafond. Et même si, a la fin du film, il a quand même accompli un ou deux actes plus valeureux, il n'en est pas pour autant un héros.
D'ailleurs, sa place même de personnage principal est contestable. Bien des scènes parmi les plus marquantes du film nous montrent une foule. Spielberg déploie la panoplie des scènes habituelles dans ce genre de film apocalyptique : foule paniquée, survivants errants le long des routes, effet de meute d'une population qui a perdu ses repères et pour qui la loi du plus fort tient lieu de seule et unique morale. Finalement, il est possible d'affirmer que La Guerre des Mondes est un film sur la population américaine désorientée par des attaques aussi violentes que soudaines et inattendues.
Car Spielberg revendique d'implanter son film aux États-Unis. Même si on nous informe rapidement que des attaques similaires ont lieu un peu partout sur la planète, La Guerre des Mondes nous montre bel et bien la nation américaine frappée au cœur. Pour s'en convaincre, il suffit de voir la multitude de bannières étoilées aux façades des maisons, ainsi que la destination de Ray qui cherche à atteindre Boston.
Rien de tout cela n'est totalement innocent, bien entendu. Jusqu'à présent, chez Spielberg, les extraterrestres sont des personnages nettement plus sympathiques que les humains et servent à mettre en valeur des sentiments positifs. Que s'est-il donc passé entre l'époque où le réalisateur sortait Rencontres du troisième type ou E.T., et celle où il filme cette Guerre des Mondes ? La réponse est simple et elle transparaît à l'écran : La Guerre des Mondes est un film sur le 11-Septembre et le traumatisme qu'il constitue pour le peuple américain. Là aussi, la première demi-heure du film est très significative. Les Tripodes dormaient depuis longtemps au cœur même des cités américaines, comme les fameux « réseaux dormants » de terroristes, n'attendant qu'un signal pour se mettre en branle. Les images de foule paniquée, les vêtements qui volent, les bâtiments qui s'écroulent, la poussière, tout rappelle les images de ce terrible mardi de 2001. Jusqu'aux questions de la petite Rachel : « C'est des terroristes ? »
Le sentiment qui domine dans La Guerre des Mondes, et qui en fait là aussi une œuvre unique dans la filmographie de Spielberg, c'est l'impuissance. Le réalisateur fait de son film un anti-Independence Day. Pas de héros, pas de combats. Les humains sont et resteront, tout au long du film, incapables de faire face à ces menaces inconnues. « Ce n'est pas une guerre, pas plus qu'il n'y a de guerre entre les hommes et les vers de terre. C'est une extermination », dira le personnage interprété par Tim Robbins. Ce sentiment d'impuissance traverse tout le film. On fuit devant les Tripodes, on se cache d'eux, mais on ne peut pas les affronter. Et même s'il y a une victoire, les humains n'y sont strictement pour rien.
Dès l'intervention de la voix off (Morgan Freeman en VO) au début, le film montre l'immense faiblesse des humains qui sont transformés en sujets de laboratoires, en cobayes, voire en réserves de sang pour ce qui semble être une immense entreprise de « terraformation ». L'humanité est montrée comme vivant constamment au bord du précipice. Et ce sentiment restera tout au long du film. Le danger est d'autant plus grand, d'autant plus marquant, qu'il était constamment présent au milieu de la population sans qu'elle s'en rende compte. Et, autre preuve de la faiblesse humaine, elle ne sait strictement rien de ce qui l'attaque, ni d'où ils viennent, ni quelles sont leurs intentions, là où les créatures paraissent avoir étudié leurs victimes pendant des siècles.
Avec la maîtrise qu'on lui connaît, Spielberg met en œuvre tous les moyens du cinéma pour aboutir à ce sentiment de panique. La musique de John Williams, la photographie grisâtre, le montage rapide, voire brutal, tout contribue à plonger le spectateur auprès de ses personnages, à lui faire vivre cette aventure dans tout ce qu'elle peut avoir d'horrible.
Comme dans Les Dents de la mer ou Rencontres du troisième type, La Guerre des Mondes joue aussi beaucoup sur les hors champs, ce qui contribue encore plus à renforcer le sentiment de panique. On sait qu'il se passe quelque chose derrière la porte ou de l'autre côté de la fenêtre, mais sans en avoir une idée précise. Une fois de plus, ce jeu sur ce que l'on ignore est essentiel au film.
En plus d'être d'une terrible efficacité, Spielberg n'oublie pas de faire des scènes esthétiquement magnifiques qui marquent les spectateurs. La façade d'une église qui se détache en contre-jour ou le passage d'un train en flammes, il développe une esthétique de l'apocalypse.
L'ensemble contribue à faire de La Guerre des Mondes un film remarquable et une œuvre à part dans la filmographie de son cinéaste de part son pessimisme et sa noirceur. Un film qui montre le traumatisme d'une nation frappée en plein cœur et qui se rend compte qu'elle n'est pas aussi invincible qu'elle ne le croyait.