Evénement de l’année 1995, La Haine a tout d’un film contextuel qu’il est assez curieux de revoir, ce que proposent les salles à l’occasion de sa restauration 4K.


Parce que la situation n’a pas changé, et que le fameux atterrissage dont parle le film pour évoquer la chute libre dans laquelle sont délaissées les cités a pu donner lieu à des flambées 10 ans plus tard sans que les questions inhérentes à ces territoires ne soient pour autant réglées par la suite, parce que les violences policières semblent faire l’actualité plus que jamais, et que le regard proposé par le cinéma français sur ceux qui n’y ont plus droit de cité n’a pas réellement évolué, Les Misérables fonctionnant comme une (bonne) mise à jour de ce film. Les clichés brocardés dans Tout simplement Noir à l’occasion de ces auditions du comédien (dont une jouée par Kassovitz lui-même) le rappelaient il y a quelques semaines encore, et le public est allé chercher ailleurs ses codes et ses expressions par le vif essor du rap qui, notamment par le biais des clips, cultive une imagerie qui semble se satisfaire de tourner en rond dans ses propres lieux communs.

La Haine a tout d’un premier film ambitieux (même si c’est le second du réalisateur) : fort d’un propos brûlant, il fait l’état des lieux d’une impossible réconciliation entre la jeunesse et la police, décrypte la spirale ascendante de la violence, laisse la parole à chacun sans céder à la tentation du manichéisme. On se révoltera tout autant des violences policières qu’on se désolera de constater à quel point chaque situation de communication peut donner lieu à une agressivité hors de contrôle par le personnage de Vinz, à l’hôpital ou lors du vernissage par exemple. L’aspect dissertatif est par moment un peu visible, avec une distribution de la parole équitable qui montre que les bons flics existent aussi, et que les émeutes relèvent surtout de l’autodestruction.

Mais la réelle force du récit joue sur le trio dont on va suivre la modeste odyssée. Sur fond social et de faits divers, La Haine est aussi un film de potes, qui prend soin de donner chair à ses personnages. Après des débuts un peu laborieux, l’alchimie se met en place, et investit souvent les territoires de la comédie, permettant de sa familiariser avec un langage, des réactions et un mode de vie. La criminalité bas de gamme, et, surtout l’oisiveté lors de scènes qui ressemblent à des tableaux et voient le groupe laisser le temps passer, un peu conscients que le monde se satisfait largement de tourner sans eux. Le trajet effectué sera l’occasion d’autant de rencontres qui rappellent à chaque fois les obstacles qui construisent leur univers : la tentation de la violence radicale (le personnage d’Asterix, par exemple), l’inadéquation avec le monde extérieur (la façon très symbolique dont ils sont bloqués dans le hall de l’appartement parisien) et font monter progressivement l’opportunité du passage à l’acte avec l’arme, accessoire on ne peut plus tchékhovien qui rappelle sans arrêt que ce récit et son unité de temps rappelée par des horaires réguliers convergera forcément vers le tragique.

La Haine est enfin et surtout un film formaliste – qui, par ailleurs, remporta le prix de la mise en scène à Cannes. Le noir et blanc, les mouvements de caméra circulaires, la composition des plans, le recours aux ralentis, les prises de vues aériennes confèrent au film une dimension inattendue par rapport à ses prétentions naturalistes. Souvent séduisant, ce parti pris vire aussi à l’exercice de style parfois un peu gratuit, mais jamais dénué de sincérité, dans la mesure où ce temps pris pour poétiser sert avant tout à l’empathie et la consolidation de l’incarnation.

Car si l’on pourrait reprocher au jeune Kassovtiz de faire ses classes et de jouer la carte de l’épate, il n’échappera pas que la question même de la cinéphilie est au cœur de son projet. Les références (Taxi Driver, Scarface…) hollywoodiennes sont autant brandies par le réalisateur que ses personnages, qui se fantasment régulièrement dans une fiction héroïque, particulièrement Vinz qui ira jusqu’à investir trois salles différentes de cinéma lors d’un aparté de sa nuit blanche. La lucidité quant à cette immaturité, le mensonge permanent pour rendre sa vie plus romanesque (la virée en Israël de Vinz, la salle de boxe rêvée puis cramée de Hubert, la partie de jambes en l’air de Saïd) contribue encore davantage à rendre attachants ces individus dépossédés d’un rôle et d’une Histoire qui leur donnerait une place. L’intervention de l’ancien déporté n’a pas d’autre fonction, les renvoyant à une autre forme d’exil, celle d’une sorte d’inexistence.

Le réel est donc ce point fracassant de rencontre avec les désirs, les rêves et les fantasmes : en jouant à ce point des contrastes, Kassovitz trouve une formule qui fonctionne : sa poésie spontanée aura su donner une identité aux invisibles, sans jamais perdre de vue qu’on ne parle d’eux que lorsque la violence ou la destruction les entoure.

Genèse du film, anecdotes de tournages et analyses lors du Ciné-Club : https://youtu.be/tWxl26YUvOU

Sergent_Pepper

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