Tout spectateur connait cet instant rare ou, au terme d’une séquence, sa mâchoire s’affaisse légèrement pour exhaler un « whaou » discret que ses voisins pourront entendre ; ébloui, emporté, cloué au siège, il n’a que le temps de reprendre son souffle avant que le récit ne reprenne.
C’est ce que peut procurer le prologue de La La Land, à la faveur d’un embouteillage chromachorégraphique d’anthologie, nous renvoyant à l’enthousiasme le plus juvénile du 7ème art : la comédie musicale, son mouvement et sa transfiguration par la mélodie.
Après avoir considéré la performance musicale comme un sport de combat dans Whiplash, Chazelle opère une double évolution : il semble rentrer dans un modèle traditionnel et codé, tout en s’y épanouissant pleinement, en délaissant la quasi-totalité des facilités auxquelles il cédait auparavant.
Car c’est bien d’ampleur qu’il s’agit. En terme de mise en scène, la fluidité est constante, en osmose avec la musique et les danses, assumant son ambition classique anachronique. Les couleurs éclatent, dans des panels de robe ou de décors à l’expressionisme croissant, jusqu’au final reprenant trait pour trait le carton-pâte des grandes comédies de l’âge d’or, comme Singin' in the Rain. La lumière, outil essentiel, ne cesse de marquer les transitions entre les scènes musicales et l’arc narratif : le noir évacue la foule, les projecteurs isolent les protagonistes, tandis que les jeux sur la vitesse achèvent de transformer chacun de leurs déplacements en trajectoire d’exception. Faux ralenti qui renvoie explicitement à West Side Story, séquences de montage baroques et bigarrées, jusqu’à l’uchronie finale, le film entier est une chanson vouée à être réécoutée ad libitum.
Bien entendu, il s’agit de jouer le jeu face à une telle débauche d’effets. C’est là l’une des petites malices du film, que d’instiller quelques distances comiques susceptibles de remettre les pendules à l’heure du XXIème siècle : une satire amusée de la vie folle de L.A., et un regard presque lucide sur l’usine à rêve : un iPhone qui vient rompre un ballet amoureux, la pellicule de La Fureur de Vivre qui crame au moment décisif, tout annonce les compromis auxquels sont prêts les ambitieux protagonistes. L’amateurisme classieux des comédiens joue aussi sur cette partition : la raideur de Gosling qui ni un danseur, ni un chanteur né (mais en revanche, un pianiste convainquant), la voix modeste d’Emma Stone contribuent à quelques remises en question du spectacle, au profit, peut-être, d’une identification plus grande du spectateur, à l’échelle de la superbe mixité du prologue.
Car dans cette ville éponyme, décors de studios et rues se confondent, et tout ne fonctionne que pour construire de l’illusion : Chazelle rappelle en permanence le factice du monde dans lequel évoluent les personnages, qui ne désirent rien tant que d’en gravir les échelons. La structuration du film elle-même est ironique, puisque le déroulé des saisons voit défiler un climat constant. Alors que les fresques des stars sont le décor des chambres ou des façades dans la première partie, Sebastian et Mia sont voués à devenir eux-mêmes des affiches ou des enseignes. La frénésie de cette ville, dont le couple est un maillon consentant, se résume dans une phrase essentielle prononcée par Sebastian : “That’s L.A. : they worship everything and they value nothing”
En découle ce questionnement sur les compromis, et une réflexion en abyme sur le film lui-même : pourquoi reprendre une forme ancienne ? Pourquoi vénérer un âge d’or, alors qu’on pourrait renouveler la forme ? C’est ce que dit le personnage de John Legend à Sebastian, adorateur du jazz ayant des scrupules à le dénaturer dans une version mainstream au gout du jour :
“How are you gonna be a revolutionary if you're such a traditionalist ?”
Cette ambivalence entre la tradition et la modernité irrigue l’ensemble du film, dont un passage très drôle sur la pop des années 80, de l’ascension sociale à l’apesanteur dans un planétarium, du screwball au renoncement pragmatique, de l’amour atemporel aux écorchures des circonstances.
Le pathos attendu restera lui-même très terre-à-terre, nouvel écho au travail de l’artisan illusionniste : le sacrifice nécessaire, pour faire rêver les autres, de ses émotions propres, au profit d’une lucidité, victorieuse, certes, mais un peu triste.
Reste donc le refuge de cette dernière séquence : un nouveau film à l’intérieur de leur histoire, et la croyance intacte dans la capacité du cinéma à cautériser - ou exacerber, le temps d’une symphonie colorée, les plaies du réel.