Dans un dialogue où la Pauli (c'est ainsi que se prénomme elle-même Paulina Urrutia) demande à Augusto "De quoi tu aimerais te souvenir ?", ce dernier lui répond : "Quelque chose de nous." Dépeindre ce "nous", c'est justement à cela que s'est attelée la réalisatrice chilienne Maite Alberdi, en se rapprochant d'un couple formé tardivement, en les accompagnant et en les filmant durant plus de cinq ans cependant que lui, Augusto est atteint d'Alzheimer.
Avant tout, La Mémoire Eternelle est essentiellement un amour auquel se livrent l'ancien journaliste, Augusto Góngora, réputé nationalement voire au-delà pour avoir documenté la dictature chilienne et Paulina Urrutia, une actrice et ancienne ministre de la Culture. Dans leurs professions respectives, la mémoire tient une place cardinale. Il y a comédienne qui mémorise son texte sur les planches, bras dessus et bras dessous avec son époux. Il y a lui, celui qui est tantôt sur la scène, tantôt dans les gradins et qui a œuvré à une partie de la mémoire chilienne en tant qu'ancien reporter d'images alternatives et clandestines de la dictature de Pinochet. "J'avais la formidable mission de montrer des images d'un Chili qui était invisible, mais d'un Chili qui existait. On montrait le quotidien qu'aucune chaîne chilienne ne montrait."
Aux regards attendrissants, aux balades régulières, aux mouvements doux du quotidien, d'une main donnée, d'une larme évadée, d'un rasage qui dorlote une peau, s'ajoutent les images passées, celles captées par Augusto aux prémisses de leur rencontre lors d'un voyage, lors de la visite de leur maison, lors d'un Nouvel An entre amis, formant une mosaïque de séquences imbriquées, où la mémoire d'un homme, aujourd'hui avalée par l'oubli, s'emmêle à la mémoire d'une nation qu'il a lui même contribué à façonner.
À ce titre, il est l'auteur d'un livre intitulé La Mémoire interdite. Dans une interview passée, il défend la thèse selon laquelle "il nous paraît très important de reconstituer la mémoire [...] C'est toujours une tentative de se voir soi-même, de connaître nos problèmes, nos faiblesses pour être capables de les surmonter et d'affronter généreusement l'avenir." C'est ce même homme qui, des années plus tard, acceptera avec sa femme, d'ouvrir les portes de leur domicile à Maite Alberdi pour montrer et documenter ses faiblesses allant jusqu'à ses moments de délires de la maladie.
Le grand intérêt du long-métrage, c'est de nous montrer des séquences d'un amour désarmant sans occulter celles, rares sur nos écrans, du quotidien d'une aidante auprès d'un vieil homme sujet à un rat qui lui ronge la mémoire. Le Covid-19 passe par-là, les trois personnes qui composent l'équipe du film sont empêchées, Paulina prend la caméra en main, se filme et son mari, seuls à la maison. Plastiquement c'est assez laid, mais efficace. Son état se dégrade, il ne la reconnaît pas durant des heures, devient violent, erre perdu, sans savoir où aller, incapable de définir l'identité de sa femme, ni même la sienne. Ses gestes deviennent incertains, ses mains font trembler les livres qui s'éparpillent, image d'une mémoire qui se disloque, qui lui échappe. Paulina, plus que jamais consciente amèrement de l'effacement de son mari.
Dans son livre dédicacé à sa nouvelle femme, Paulina, pour l'anniversaire de leur première année passée ensemble, il lui écrit : "Ce livre n'a de sens que si la mémoire nous aide à retrouver notre propre identité et à reconnaître la vérité, sans laquelle il n'y aura ni réconciliation, ni retrouvailles." Pourtant, malgré quelques éclairs de lucidité lorsque la mémoire lui revient, où il retrouve ainsi son identité et qu'il y a une reconnaissance et réconciliation avec Paulina et si on ressent tout l'amour qu'il a pour sa femme et celui que cette dernière éprouve à son égard, on comprend en miroir de ces retrouvailles que l'oubli phagocyte de plus en plus sa mémoire. Si bien des noms, bien des visages lui manquent, la mémoire dans la peau, il n'oublie pas les massacres de son pays, se souvient de son cœur qui battait à tout rompre lorsqu'il repense à la douleur qui fut la sienne à la nouvelle de l'assassinat d'un ami journaliste. À mesure que la maladie gagne du terrain, lui qui disait "vouloir lutter jusqu'au bout" n'a maintenant plus le goût de vivre longtemps.
Comme Haneke, malgré une maladie qui ravage les corps et les esprits, nous retiendrons un titre Amour, un regard, un échange, une attention. Quelques larmes glissent, cette maladie crasse et l'amour qui ne se lasse. Le tout stoppé par le temps, par une dernière image d'un générique que nous ne souhaiterions pas voir : deux dates évocatrices d'un début et d'une fin. Le générique se clôt. Leur mémoire se perpétuera grâce au cinéma.
Qui ne remettrait pas une pièce dans la machine temporelle, afin de leur offrir au moins un siècle supplémentaire ?