Miracles de la foi
Ce film est merveilleux. Dès les premières secondes, on est happés par la splendeur des images. Chacune d'entre elles est un petit bijou par son cadrage, sa photographie en noir et blanc, sa...
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le 9 sept. 2011
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Il est aisé de dire en quoi Ordet est un film immense. D’un strict point de vue formel, c’est une déclaration de force en terme de maîtrise et d’intrication entre forme et propos.
Presque un huis clos, le récit se voit troué de rares incursions vers l’extérieur : ce sont les collines de joncs, du linge blanc qui s’agite au vent d’un ciel noir, les plans d’eau du Jutland. Cette sublime et simple nature est déjà, dans son immanence, un appel à la foi, et anticipe bien des plans du disciple Tarkovski.
Les intérieurs sont le lieu du débat : ceux consacrés à la vie (la naissance, le mariage), ceux consacrés à la théologie (le fils aliéné, le rival en foi, Peter le tailleur). Superbement éclairés, les plans sont cadrés dans une perspective picturale : ils donnent à voir un quotidien sobre, voire austère, mais intime et touchant.
La construction systématique est celle du plan séquence, dont la longueur est déterminée par celle du débat : la plupart du temps, le changement de plan équivaut à un changement d’espace, de la même façon qu’au théâtre, le passage à une nouvelle scène dépend de l’entrée ou la sortie d’un personnage. Dreyer ne cache pas les origines littéraires et dramaturgiques de son scénario, bien au contraire : il en exalte la densité et travaille par un mouvement continu les dialogues qui la composent. La latéralité est son fer de lance : panoramiques et travellings circulaires permettent dans la lenteur et la bienveillance d’encercler les personnages ; cette horizontalité est aussi le signe d’un débat terrestre, qui peine à prendre de la hauteur. Ce n’est pas pour rien que le prêche initial de Joannes se fait en contre plongée, alors que personne ne l’écoute.
L’austérité de Dreyer est on ne peut plus motivée. Protestante, nordique, elle permet à l’humanité de sourdre : qu’on considère le personnage central d’Inger, soleil discret des intérieurs, qui fait des gâteaux et arrange les amours de la jeunesse, et qui enfante dans la douleur, scène aussi pudique que terrifiante.
Sur le plan philosophique, Ordet est absolument passionnant. La parousie est exploitée avec une finesse profondément troublante. Alors que le prophète est parmi eux, les hommes se perdent dans des déclinaisons de la foi qui les poussent à se déchirer, à débattre plutôt que vivre. Les déclamations de Johannes sont à la fois audacieuses et le point de départ d’une remise en question fondamentale : « Vous croyez en moi mort, mais pas vivant ».
La démonstration est sans appel : « Il n’y a plus de miracles aujourd’hui », lui dit-on. « Voilà comment parle mon église sur terre ». Les hommes cherchent Dieu, le Christ les interpelle.
Ce qui pourrait donner lieu à une thèse absurde et nihiliste bien dans l’air du temps littéraire de 1955 n’est évidemment pas dans les projets du mystique Dreyer.
C’est là que le film me perturbe le plus.
Sa démonstration finale, et surtout les moyens d’y parvenir, me glace littéralement. Comment réveiller l’homme ? Peter le tailleur le dit explicitement : les épreuves les plus dures remettront sur le chemin de la vraie foi, et il en vient à souhaiter la mort de la femme en couches.
[Spoilers]
Comment ressusciter la foi ? D’abord, en répandant le malheur. Ensuite, en attendant qu’on demande le miracle pour éprouver la foi, quitte à amplifier la douleur. Enfin, par la prière de l’enfant (encore un plan sublime du sourire naissant de la jeune fille donnant la main à Johannes, et qui aurait à mon sens dû conclure le film) montrer ce qu’on attend d’un fidèle : la croyance aveugle, l’innocence, mais aussi, l’immaturité et la fragilité de l’enfant. Cette thèse fait écho au discours du juge d’instruction à Meursault dans L’Etranger de Camus : « sa conviction était qu’aucun homme n’était assez coupable pour que dieu ne lui pardonnât pas, mais qu’il fallait pour cela que l’homme par son repentir devînt comme un enfant dont l’âme est vide et prête à tout accueillir. » A la différence près qu’elle est ici dénoncée.
Certes, l’appel final est la vie, et l’on pourrait aisément débattre de cet affrontement entre la vision mortifère ou non de la foi. L’intelligence du propos et sa finesse permettraient, j’imagine, à un croyant de me démontrer que le film ne pousse pas à la soumission effrayée, mais à valoriser la vie dans sa sublime simplicité, à réconcilier les hommes. Il n’empêche, les arguments pour le défendre restent les mêmes.
Ce qui fait véritablement d’Ordet un chef-d’œuvre, c’est le trouble qu’il suscite chez les athées. Autant le mysticisme de Tarkovski me séduisait parce qu’il exaltait la beauté immanente du monde et la capacité de certains à se réconcilier avec lui, autant le message est ici plus exigeant, voire violent. Je n’aime pas cette conclusion, je n’aime pas la conversion finale de Mikkel. Mais je sais que cette réaction d’affect est une preuve de la force du film, dont je suis devenu un des personnages, confronté à mes propres doutes et à un athéisme aussi ébranlable que les fois les plus solides.
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le 18 mai 2014
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