Nietzsche rencontre Disney
Je me suis enfin décidée à regarder ce dessin animé que tous mes amis (allez, soyons honnêtes, surtout mes amiEs) m'ont recommandé. Ayant été élevée à coups de Mulan, Roi Lion, Peter Pan, La Belle et la Bête et cie, je suis plutôt bon public. Mais après la déception Rebelle, j'étais un peu refroidie, si je puis me permettre un hilarant jeu de mots. La reine des neiges a réchauffé mon coeur.
Bref, passons à la critique. Tout le monde connait l'histoire mais j'en fais quand même un bref résumé. Dans un pays de VIkings civilisés (?), Anna, la plus jeune des deux princesses du royaume, réveille sa grande soeur à l'aube pour aller faire un bonhomme de neige. Au début Elsa, la-dite grande soeur, personnage le plus badass et idolâtré du film, lui ficherait bien sa main dans la gueule pour dormir un peu plus longtemps, mais elle finit par céder. Si Anna voulait absolument qu'Elsa joue avec elle ce n'est pas par pur amour fraternel, non, c'est surtout parce que cette dernière est une mutante : elle contrôle l'eau à l'état solide : glace, neige, tout ça. Ce qui lui permet de transformer le grand salon de papa et maman en station de ski, c'est pratique.
Petit souci, comme tous les X-men à leurs débuts, elle contrôle mal son pouvoir et manque de tuer sa petite soeur en lui gelant le cerveau (un peu comme quand on mange une glace, j'imagine). Grosse panique, on dit à Elsa de cacher ses pouvoirs et de fréquenter le moins de gens possible, pour éviter de les tuer. Et voilà le cliché de la princesse enfermée dans sa tour d'ivoire. Sauf que là, aucun prince ne pourra la sauver, sauf peut-être le professeur X.
Donc Elsa grandit dans la peur constante de blesser les gens qu'elle aime, dans le rejet du contact humain, et finit par devenir une belle reine blasée, hautaine et froide. A l'inverse la petite Anna devient une greluche obsédée par l'idée de pécho un prince, elle tombe amoureuse du premier venu (un roux à rouflaquettes, elle aurait dû flairer l'embrouille) et chante des chansons absurdes ("L'AMOUR EST UN GATEAAAU !", je n'ai compris qu'à la fin qu'elle disait "cadeau", en fait, ce qui est peut-être moins absurde, quoique).
Mais l'élément perturbateur vient tout perturber : le jour du couronnement, excédée par la connerie de sa pauvre soeur, Elsa tente encore une fois de la tuer devant toute la cour avec ses pouvoirs, révélant du même coup son secret. D'aucuns vous diront qu'elle n'a pas cherché à la tuer, ce qui est sans doute vrai, mais selon ma théorie elle était travaillée par une pulsion de mort inconsciente. Toujours est-il qu'elle est taxée de sorcellerie et qu'elle doit fuir le courroux des Vikings, qui ne doivent pas vraiment être des Vikings parce que sinon ils auraient plutôt trouvé ça assez stylé.
Et c'est à ce moment-là que vient le coup de génie du film. En plus d'une chanson tout à fait délicieuse et entraînante, nous avons en prime le droit à une leçon philosophique de haute volée, et c'est précisément là où je voulais en venir : LET IT GO (LIBEREE, DELIVREE POUR LA VF), EST UNE CHANSON NIETZSCHEENNE.
Je m'explique. Nous avons une reine tout fraîchement couronnée qui a été forcée toute son enfance durant d'adhérer à une certaine image qu'un ensemble de faibles ont voulu lui imposer. Cette image c'est celle de la "princesse parfaite" évoquée dans la chanson. Elle était donc prisonnière (littéralement puisque les portes du château étaient fermées) d'un devoir être inconciliable avec son être. La princesse parfaite, c'est la princesse vertueuse, celle qui se conduit bien, à savoir selon les règles de la morale. Celle qui ne gèle pas le cerveau de sa soeur. Son père (symbole de Dieu, celui qui prononce les commandements moraux) lui a clairement fait comprendre que ses pouvoirs étaient mauvais et qu'elle devait les réprimer : "Cache tes pouvoirs, n'en parle pas
Fais attention, le secret survivra".
On a donc ici une morale artificielle, culpabilisante, qui écrase toutes les potentialités d'Elsa, avec des thèmes très kantiens comme le rejet d'un type d'affectivité qui pourrait détourner le sujet de son autonomie morale : "Pas d'états d'âme, pas de tourments, de sentiments". Il s'agit très tôt pour la jeune fille de refouler ses désirs, et même les plus fondamentaux comme celui de jouer avec sa petite soeur, ou d'enlacer sa maman. La raison prime sur les passions. Elsa doit également avoir honte de son corps qui renferme son terrible pouvoir (elle était forcée de porter des gants en permanence, sorte de mortification métaphorique). Il suffit de comparer sa robe de couronnement, qui ne laisse pas voir un bout de peau, et sa robe après la chanson, beaucoup plus sensuelle. Même choses pour sa coiffure. Elsa retrouve un rapport beaucoup plus sensible à la vie, et c'est paradoxalement au moment où elle cède à la glace que son attitude se réchauffe. Elle nous parait plus humaine.
Le temps d'une chanson, Elsa fait donc l'expérience d'une révolution nietzschéenne. La phrase la plus emblématique de ce changement, et qui occupe une position centrale dans la chanson, est celle-ci : "Le bien le mal, je dis tant pis.Tant pis.". On retrouve bien ici notre Nietzsche qui a cherché à nous libérer du Bien et du Mal. J'ai peu de peine à imaginer Nietzsche au cinéma, levant le poing à ce moment de la chanson et criant "C'EST CA MA GRANDE, LET IT GOOO !!!", faisant un peu peur à la petite fille assise à côté de lui. Car c'est là le point crucial de la prise de conscience d'Elsa : ce qu'on lui a dit de suivre comme le Bien absolu n'a pas de sens et n'est qu'un moyen utilisé par les faibles pour se protéger de la force surhumaine qu'elle tire de son pouvoir : "Quand on prend de la hauteur tout semble insignifiant". Quand on lit Nietzsche, plutôt.
Et la suite est une référence presque directe à Nietzsche : "La tristesse, l'angoisse et la peur m'ont quittée depuis longtemps", sentiments négatifs qui découlaient directement de la culpabilité, remplacés par une explosion de joie mise parfaitement en valeur par le rythme de la chanson et la chorégraphie du personnage. Elsa découvre le gai savoir.
D'ailleurs cette dernière nous donne presque une définition de la volonté de puissance : "Je veux voir ce que je peux faire de cette magie pleine de mystères", et plus loin "Me voilà ! Oui, je suis là !", puisque la volonté de puissance est avant tout développement de son être au maximum et affirmation de soi. "Mon âme s'exprime en dessinant et sculptant dans la glace", elle a renoncé au devoir être et peut enfin pleinement être celle qu'elle est. Pour Nietzsche c'est ça la vie ascendante (attendez, "ascendante" ? Elsa n'est-elle pas en train d'escalader une montagne ?), "l'exubérante prodigalité d'un jeu infini de formes et de métamorphoses" (Crépuscule des idoles)
Et c'est à ce moment-là qu'elle construit un magnifique palais de glace dans lequel elle va s'enfermer pour se protéger du monde extérieur (le professeur X serait sur le cul s'il n'était pas déjà assis sur son fauteuil roulant). Une minute, que nous dit Nietzsche sur l'oeuvre d'art ? "L'art est le grand stimulant de la vie", c'est "transformer le monde afin de pouvoir tolérer d'y vivre". Elsa prend littéralement en charge ce rôle démiurgique puisqu'elle reforme le royaume entier à son image en le plongeant dans l'hiver.
En fin de compte, "le froid est le prix de [s]a liberté", un artifice, une illusion qui lui masque l'abîme du réel. Un mensonge qui favorise la vie, qui va dans le sens de l'être.
J'espère que j'ai réussi à montrer à peu près clairement dans quelle mesure Elsa apparaît comme une héroïne nietzschéenne. Pour moi c'est vraiment l'intérêt principal du dessin animé, même si je reconnais qu'il en a beaucoup d'autres qui ont si bien été développés par d'autres critiques que je ne reviendrai pas dessus. La fin revient un peu à une vision du monde moins controversée, puisque [SPOILERS LOL C'EST UN DISNEY VOUS ATTENDEZ PAS A UNE BAD END] l'amour triomphe de l'adversité (l'amour d'une soeur, et pas celle d'un prince, joli pied de nez) et réconcilie l'être avec le devoir être en chassant le chaos du monde. A ce moment-là, Nietzsche s'est levé de la salle, a crié "BOOOOUH" et est parti en dissimulant une petite larme d'émotion parce que l'amour d'une soeur c'est trop beau.
Si je devais donner mon avis général sur la Reine des neiges, je dirai que c'est un dessin animé qui joue avec les codes de Disney et les brise avec finesse et intelligence. Les personnages sont charismatiques. D'abord Elsa, bien sûr, mais aussi Anna qui est un peu pour Elsa la soeur qu'Ismène est pour Antigone, et qui est finalement assez touchante. Olaf est le personnage comique, il en faut toujours un (je réalise que c'est souvent un personnage non humain... intéressant). Le méchant prince est parfaitement détestable, mais tombe un peu dans le cliché du méchant riche contre le gentil pauvre un peu bébête (Kristof). Ce dernier n'a pas un charisme fou, mais comme disent les trolls, OSEF. Et puis Sven, ce petit chou. J'ai un faible pour les rennes.