Je n'avais encore jamais vu de film de Mario Camerini (1895-1981), bien que sa carrière de réalisateur s'étirât du muet au début des années 70. Via Margutta, dont le titre français n'a qu'un rapport faussement réducteur avec son sujet, est un film, typique du cinéma italien des années 50-60, qui tente de rivaliser avec ceux de grands réalisateurs de cette époque, tels Fellini, Bolognini ou Zurlini, sans y parvenir tout à fait. Du moins, c'est mon sentiment à première vision... car j'ai presque envie de le revoir.
Il dresse le portrait d'une bande de copains de 25-35 ans vivant à Rome, dans le quartier des artistes, via Margutta (l'équivalente romaine de notre Bd Montparnasse des années 30 ou de la place du Tertre des années 40-70), bande de copains dont la plupart sont des artistes-peintres débutants qui cherchent à se faire connaître et idéalement à vivre de leurs tableaux, sculptures ou autres activités artistiques. Autour d'eux, gravitent des jeunes femmes plutôt affranchies qui vivent tantôt avec l'un, tantôt avec l'autre et ont des métiers tout aussi aléatoires qu'eux. Elles sont plus ou moins danseuses, chanteuses, mannequins, voire femmes de ménage (il n'y a pas de sots métiers) et elles s'attachent courageusement ou occasionnellement à l'un ou à l'autre, qu'il fasse partie de la bande ou soit de passage. Camerini brosse ainsi sur le vif une douzaine de portraits pas très fouillés mais hauts en couleur et quand même assez bien croqués. Il y a un sculpteur américain plutôt sympa mais qui se la coule douce ; un peintre qui n'a pas trop confiance en la valeur de ce qu'il peint et qui finalement fait endosser ses oeuvres de genre naïf par une jeune femme de ménage amoureuse de lui, mais qu'il repoussait jusqu'alors ; un autre plein d'ambition, rêvant d'être reconnu et qu'on achète ses oeuvres mais qui doute de lui, qui n'a pas le sou, vit d'expédients et mange un jour sur deux. Sa chance (qui deviendra malchance du fait de sa maladresse et de son orgueil) est que le riche propriétaire (50/60 ans) d'une galerie de peinture de la rue en pince, mine de rien, pour lui. Ce potentiel mécène est la caricature du riche homosexuel discret et BCBG, féru d'art (son métier est d'en faire commerce) et accessoirement de jeunes artistes désargentés qui désespèrent de s'imposer et de vivre de leurs créations. Il y a encore un bellâtre beau parleur et dont le seul talent est de se dénicher une riche "grand mère" allemande sensible au charme italien et... généreuse. La bande compte aussi une chanteuse prétendument de vingt-quatre ans (elle les a depuis six ans) et qui couche avec le premier venu, du moment qu'il est à son goût et lui semble suffisamment musclé, s'en console avec un deuxième, le premier l'ayant lâché, puis passe à un troisième, etc. (j'imagine que c'est elle qui a inspiré aux distributeurs du film le titre français "rue des amours faciles"). Il y a encore une fille (jolie mais mannequin sans emploi) qui tombe peu à peu amoureuse du peintre ambitieux et torturé qui veut absolument réussir.
Toute la bande est plus ou moins sans le sou, mais ils se tiennent chaud ensemble, fréquentant le même mauvais restaurant (où ils ont des ardoises), le même dancing, partageant les mêmes piaules, la même vie de bohème, les mêmes rêves.


Ce qui a probablement sauvé le film de l'oubli est son excellent casting. Il y a notamment Antonella Lualdi, jeune alors et d'une beauté pleine de caractère, des yeux de braise, etc. ; c'est elle le mannequin sans contrat qui finalement accepte un travail modeste pour permettre au peintre qu'elle aime, l'ambitieux torturé, de continuer de peindre des tableaux... dont personne ne veut. Ce jeune peintre est personnifié par le charismatique Gérard Blain qui s'était, deux ans avant, illustré dans Le Beau Serge et qui, dans le film, paraît plus écorché vif et mal dans sa peau que jamais. Il y a également Yvonne Furneaux (elle joue la chanteuse au "grand coeur", qui change d'amant comme de chemise), Franco Fabrizi (dans le rôle du bellâtre bon à rien d'autre qu'à plastronner et à vivre aux crochets de la "vieille" Allemande), ainsi que toute une galerie de comédiens que je n'ai pas identifiés (le film date de 1960) mais qui jouent de façon très correcte.
Le film met du temps à démarrer, avec parfois un faux air des Vitelloni et pas mal d'humour, mais les quarante dernières minutes sont assez prenantes, presque déchirantes, si bien que j'étais tout près de lui mettre "7", avant de me raviser.


En résumé, ce n'est pas un mauvais film. J'ai même été plutôt agréablement surpris, non par l'aspect formel, technique du film, mais par le jeu des acteurs et surtout par le fond de l'histoire, qui tourne autour de la dichotomie talent / succès. On sent une certaine amertume chez Camerini, un désabusement, une vision empreinte de pessimisme... et c'est ça qui m'a touché dans son Via Margutta, la façon dont il s'interroge sur les raisons du succès ou de l'échec de tel artiste ou telle oeuvre.
Talent et succès vont-ils de pair ? Le premier est-il toujours forcément reconnu ? Et d'ailleurs, qu'est-ce que le talent ? De tous ces jeunes artistes dont le réalisateur (qui a beaucoup vécu) dresse le portrait, qui en a et qui n'en a pas ? Qui sortira de l'ombre et sera reconnu comme un artiste authentique ?
Beaucoup d'appelés ; peu ou pas d'élus.
De ceux qu'il nous présente, le seul qui finalement s'en sort, en tout cas s'extrait riche ou, du moins, aisé de cette "rue des artistes" (la via Margutta), c'est le moins sympathique du lot, celui devenu le gigolo d'une sexagénaire.
Quant aux autres, autant en emporte le vent... ou presque : ils continueront, désillusionnés, leur petite vie couci couça, faite de liberté, de petits plaisirs et de pas mal de misère.

Fleming
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le 10 oct. 2021

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