Article initialement publié ici
Il y a quelques temps, je me suis rendue – chose trop rare – au cinéma pour visionner un film dont j’avais eu plusieurs échos positifs : il s’agit de La Sociale, un documentaire retraçant l’histoire de la Sécu. J’y allais avec une sympathie a priori pour la démarche : j’apprécie toujours de voir diffusés des films engagés sur des luttes sociales (d’autres documentaires comme les récents Comme des Lions ou La bataille de Florange ont eu moins de chance en ce qui concerne leur distribution). Mais malgré ce capital sympathie, et contrairement à beaucoup d’autres spectateurs, je suis ressortie très déçue. Pour tout dire, j’ai dû prendre sérieusement le temps de nuancer ma première impression pour ne pas être trop sévère (et je pense avoir bien fait, la déception étant souvent mauvaise conseillère). Je vous livre ici quelques impressions.
Quelques mots de présentation générale du film tout d’abord. Pour nous conter l’histoire de la Sécurité Sociale française depuis sa création, le réalisateur adopte une forme très classique (que j’ai trouvée très « sage », voire ronronnante pour faire du mauvais esprit – ne me jugez pas trop durement), avec des allers retours entre images d’archives, interventions de chercheurs et de témoins ayant connu tel épisode ou tel acteur jugé incontournable. La première partie du film est largement consacrée à la figure d’Ambroise Croizat et à la période de la mise en place de la Sécurité Sociale après guerre. Le documentaire s’attache ensuite à souligner les menaces qui pèsent aujourd’hui sur la Sécurité Sociale, et à défendre cette conquête à travers la voix des protagonistes. Si je suis largement convaincue de l’intérêt de traiter cette question, je le suis beaucoup moins par les choix de réalisation.
Parfois, le fait d’en attendre beaucoup et de se savoir une certaine proximité avec une démarche politique peut conduire à être d’autant plus exigeant vis à vis de ce qui nous est montré. Du message transmis, de la rigueur du travail, de la qualité de la réalisation. On s’expose donc forcément à une (vive) déception, et alors il nous démange sérieusement de râler bien fort, au risque d’être injuste. Ce n’est certes pas un exercice évident, et on risque rapidement de se faire rabrouer pour notre manque de solidarité, pour notre formulation de critiques abprutes envers des démarches complexes, ou parce qu’il faudrait rendre hommage par principe à de trop rares films porteurs de messages militants… Ce fut un peu le cas par exemple lorsqu’ont émergé un certain nombre de critiques au beau milieu de l’engouement pour le film Merci Patron ! Pour ma part, je pense qu’il faut assumer cette exigence, tout en prenant en compte les difficultés rencontrées par les réalisateurs et les choix qui ont du être fait par nécessité. Avoir un regard critique et exprimer ses réserves n’est pas forcément synonyme d’absence de solidarité. Mais entrons dans le vif du sujet : pourquoi ai-je peu apprécié le documentaire La Sociale ?
J’ai trouvé tout d’abord que le documentaire nous donnait à voir une Histoire « à l’ancienne », entre autres une histoire par les « grands hommes ». Le choix de mettre en avant des protagonistes est compréhensible dans un documentaire, entre autres parce que cela facilite l’empathie. Tout est une question d’équilibre et de remise en contexte. Ici, en l’occurrence, un homme en particulier est au coeur du documentaire qui tient beaucoup de l’hommage. En fait celui-ci aurait pu s’intituler « Ambroise Croizat, une histoire de la sécurité sociale ». Comme le souligne cet article, il s’agissait en effet de « redonner vie » à un personnage souvent oublié au profit de Charles de Gaulle et même de Pierre Laroque.
Ce qui me chiffonne, c’est que les propos de certains intervenants (Bernard Friot notamment) soulignent bien que la Sécu a été une aventure collective qui a commencé avant (bien avant ?) 1945, héritage des luttes sociales du mouvement ouvrier. Ambroise Croizat en est en quelque sorte le dépositaire, son action permettant de mettre en oeuvre ces revendications de longue date. Mais il n’incarne pas à lui seul le combat pour la Sécurité Sociale. Cela m’aurait intéressée par exemple d’avoir davantage d’informations sur les luttes passées, les victoires, les échecs, les oppositions… Eventuellement, aussi, davantage de précisions sur la situation prééexistante concernant la protection sociale (qui est quand même évoquée). Bien sûr, impossible de caser tout cela de manière exhaustive dans un documentaire qui deviendrait probablement trop dense, trop lourd, mais j’en ai été quelque peu frustrée. Peut-être est-ce du à mes attentes assez exigeantes vis à vis de la rigueur de l’analyse historique et politique. Or le documentaire n’est pas avant tout une leçon d’histoire, mais plutôt de mon point de vue un film mémoriel et une « déclaration d’amour » (ok j’exagère un peu) à la Sécurité Sociale, ce qui pourrait expliquer les aspects précédents. L’attachement à Ambroise Croizat et le côté très affectif peuvent aussi trouver une explication dans l’origine commune d’une partie des protagonistes : la Savoie, dont sont originaires le réalisateur Gilles Perret, Jolfred Frégonara mais aussi Ambroise Croizat, figure locale.
Par ailleurs, cette insistance sur la personne d’Ambroise Croizat dans la première partie a entrainé à mes yeux un trop plein de pathos, au point que la volonté d’émouvoir semble parfois prendre le pas sur le reste. Je suis restée perplexe face aux longs moments dédiés aux témoignages sur la personne, son caractère, son humanité etc. Ainsi le témoignage de la fille d’Ambroise Croizat est certes très touchant mais il n’apporte pas grand chose à la compréhension de l’histoire contée. La multitude des hommages semble avoir avant tout pour but de nous convaincre qu’Ambroise Croizat était un « mec bien » (ce qui est très probablement le cas par ailleurs, là n’est pas la question). Cette impression est renforcée par la musique lyrique, dans la même veine. Le point culminant est atteint lorsque Michel Etiévent, manifestement ému, conclut qu’Ambroise Croizat « nous a donné la vie » (rien que ça !!!). Je n’ai pas l’impression d’être quelqu’un d’insensible, je suis même plutôt bon public, mais pour le coup, ces éléments ont été particulièrement indigestes pour moi.
Ayant été peu réceptive à ce choix de focus sur la personnalité d’A.Croizat (et à sa forme), j’ai fatalement trouvé qu’il y avait un certain déséquilibre entre cette première partie et la seconde, portant sur la période contemporaine, qui m’a semblée moins fouillée. Cette seconde partie est cruciale, on s’en doute : il s’agit de souligner l’actualité de la question, la façon dont la Sécurité Sociale est attaquée, les argumentaires développés par ses ennemis politiques, lesquels y opposer, quelles luttes ont été menées ces dernières années etc. Malgré des passages réellement intéressants, j’ai tout de **même coincé là aussi sur certaines perspectives adoptées.
Tout d’abord, si le film avait pour objectif de répondre aux critiques les plus fréquemment formulées à l’encontre de la Sécu, je suis un peu plus dubitative sur le résultat.** Le documentaire a clairement pour but de défendre la Sécurité Sociale en retraçant son passé et esquissant un avenir possible, il n’est donc pas surprenant que les intervenants choisis aillent tous dans ce sens avec leur expertise propre ou leur vécu particulier. De ce fait, il n’y a pas vraiment de désaccords entre eux, tout au plus quelques nuances. Ce n’est pas nécessairement un problème, on peut considérer que ces interventions sont complémentaires. Cependant, en face de cette quasi parfaite unanimité, les seules critiques que l’on entendra proviennent d’opposants caricaturaux à souhait (qu’il s’agisse du patron ou du militant anti-sécu que l’on voit en conférence dans la deuxième partie).
Même si je peux comprendre la volonté d’être pédagogique et de simplifier éventuellement une partie du discours, je ne suis pas du tout sûre que ce choix ait été pertinent : cela donne l’impression qu’il ne faut même pas se donner la peine de mentionner des critiques dont certaines peuvent avoir une part de pertinence, ou alors il ne le faut le faire que pour en montrer une version si grossière qu’il sera facile d’y répondre en deux phrases… C’est bien dommage de mon point de vue car ces arguments ont convaincu nombre de personnes et sont aujourd’hui d’une grande banalité. Il m’aurait donc semblé capital de répondre plus concrètement à celles-ci, ou au moins d’en donner une idée moins caricaturale (ce qui ne sert pas le discours du film). Bien sûr, il était important de montrer à quel point le patronat et ses alliés n’ont jamais cessé d’attaquer la conquête que représente la Sécurité Sociale, mais ces attaques ne sont finalement que mentionnées et évacuées en quelques images de manif. S’ajoutant aux constats sur la première partie du film, ce côté cariactural a achevé de me donner une impression générale de superficialité quant au contenu historique proposé… (Là encore toutefois, je conçois bien qu’il est probablement impossible de faire à la fois un documentaire historique rigoureux sur l’histoire de la Sécurité Sociale, et un documentaire sur les problématiques contemporaines qui entourent celle-ci, dans un format d’une heure trente environ).
A la fin du film, une autre interrogation surgit : où sont les travailleurs modestes, où sont les ouvriers là dedans, à part M.Frégonara et un représentant CGT ci et là ? Et où sont les précaires, les chômeurs, les « petites classes moyennes », les quartiers dits populaires ? Le sentiment de cette absence était déjà présent pour ma part en visionnant la première partie, d’où mes remarques dans les premiers paragraphes qui soulignent l’omniprésence de Croizat… Une absence peut être dûe au manque de temps, de moyens, après tout, je veux bien laisser le bénéfice du doute. Mais j’aurais trouvé tellement plus percutant de consacrer un peu moins de temps à la figure d’Ambroise Croizat, et un peu plus à des personnes qui bénéficient de la Sécurité Sociale. En somme, quel sens a la sécurité sociale aujourd’hui pour les personnes pour qui elle a un intérêt crucial, vital parfois…
Pour couronner le tout, un passage en particulier m’a mise mal à l’aise, et pas uniquement moi si j’en crois les murmures gênés dans la salle et quelques échanges entendus en sortant de la séance. Il s’agit d’une scène hospitalière, lorsque la médecin Anne Gervais, qui milite de longue date contre la coupe des budgets des hopitaux publics et la dégradations des conditions de travai, est interrogée par l’équipe pendant son service. Elle s’apprête à procéder à un examen sur une patiente allongée et en partie dénudée, à qui elle a déjà mis du gel pour procéder à l’échographie. Elle se souvient soudain de quelque chose qu’elle voulait dire à la caméra et s’arrête alors plusieurs minutes pour parler, pendant que sa patiente attend le ventre à l’air, allongée, devant la caméra, qu’on lui fasse son échographie…(nul doute que nous en avons été d’autant plus choqué que la patiente était noire et la médecin, bien entendu, blanche, ce qui rajoute à la violence symbolique). Cela m’interpelle que personne n’ait relevé le caractère gênant de cette scène au moment du tournage, d’autant plus lorsqu’il est question de défense du service public de santé et de respect des patients. Je ne peux pas m’empêcher de voir dans cette scène une illustration d’une domination qui s’ignore dans la relation soignant-soigné. Après tout, peut être que cette dame avait été consultée auparavant et avait exprimé son accord pour apparaitre de cette façon à l’écran, qui sait. Il faudrait le vérifier, mais ça n’a manifestement pas atténué le malaise d’une partie des spectateurs.
Quelques mots de conclusion…
Loin de vouloir tirer gratuitement « dans les pattes » d’un documentaire militant, j’ai avant tout choisi de publier cet article parce que je lis une écrasante majorité de critiques positives et même enthousiastes à son sujet (« coup de coeur ») ne comprenant aucun bémol… Le documentaire est massivement soutenu comme on peut le voir sur la page officielle du film : par des médias ( Politis, Fakir, L’Humanité, Mediapart), par la CGT, par des associations, des mutuelles, la région Rhônes Alpes etc. Dans ce contexte de quasi unanimité, il ne m’a pas semblé inutile d’ouvrir un peu le débat. C’est ce qui explique que je ne m’étende pas davantage sur les aspects plus positifs du film, et il y en a, bien sûr.
En effet il serait faux de dire que celui-ci ne m’a rien appris. Le documentaire souligne des points importants, ainsi la paternité souvent attribuée au général De Gaulle de la Sécurité Sociale (et son pendant, la méconnaissance du nom d’Ambroise Croizat). Un dossier pédagogique est proposé pour les publics scolaires, qui complète utilement le contenu du documentaire et permet d’approfondir certains points sous forme de fiches : une d’elle par exemple, qui me semble assez complète, s’intitule « La protection sociale de la Libération à aujourd’hui ». En outre, il a le mérite de porter un débat nécessaire autour de la Sécurité Sociale alors que celle-ci est la cible d’attaques récurrentes. La sortie du film s’est d’ailleurs accompagnée de nombreuses soirées d’échanges. C’est dans cette perspective que j’ai partagé mon sentiment plutôt critique sur La Sociale, tout en me sentant profondément solidaire de cette volonté de faire connaître et de défendre une protection sociale chèrement acquise.
Vous l’aurez compris, ma conclusion est la suivante : des protagonistes sympathiques, un sujet important et un engagement sincère ne m’ont pas suffi pour considérer La Sociale comme un bon documentaire (selon mes propre critères), ni comme une production pertinente sur le plan politique. Suite à plusieurs échanges, je me rend compte cependant que je n’ai évoqué ce dernier aspect que discrètement et qu’une question subsiste : de quoi ce documentaire est-il le symptôme ? Finalement, qu’ai-je perçu derrière cette réalisation qui m’en laisse une impression telle ? De fait, j’ai eu le sentiment d’assister à une forme de glorification d’un âge d’or virant à l’autocélébration sans nuance aucune de forces politiques tels que le PCF et la CGT. Les perspectives d’avenir ne sont d’ailleurs dessinées que de manière bien floues, elles se résument à mentionner un éventuel revenu universel et à filmer une jolie jeune fille affirmant avec conviction que tout est question de volonté politique. Que l’on soit enthousiasmé par l’ensemble me semble témoigner d’un certain nivellement par le bas de nos attentes, ce qui m’attriste quelque peu.