La Vida útil par Patrick Braganti
La vida útil est d'ores et déjà à ranger dans la catégorie des objets filmiques étranges et déconcertants et ce n'est sans doute pas lui faire injure en avançant qu'il ne contribuera pas à la promotion démagogique du cinéma uruguayen. Mais après tout, on s'en moque et, même au contraire, se réjouit-on que des réalisateurs nous donnent à voir des œuvres aussi iconoclastes et jubilatoires. Dans La vida útil, signé de Federico Veiroj, qui avait réalisé en 2008 Acné, remarqué à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes, tout est en quelque sorte hors normes. D'abord la durée, à peine un peu plus d'une heure, l'apparentant ainsi à un moyen métrage ; ensuite le format (le cadre parfait du presque carré) et l'emploi du noir et blanc comme hommage direct au septième art. De cinéma il n'est question que de cela dans la vie de Jorge, garçon débonnaire et solitaire, monomaniaque programmateur et animateur à la cinémathèque de Montevideo sous la direction du taciturne et érudit Martinez. Hélas, les temps sont durs entre la désaffection du public et l'usure du matériel et, lorsque la fondation qui finançait la cinémathèque jusqu'alors annonce qu'elle se retire, la fermeture ne semble plus très loin, plongeant le placide et passionné Jorge dans une insondable tristesse que seul un rendez-vous avec Paola, professeur de droit assidue aux séances, pourrait divertir et tenir en joie.
Tour à tour drôle et mélancolique, ce curieux objet est un véritable petit bijou qui devrait enchanter tous les cinéphiles. L'engagement sacerdotal de Jorge à la cinémathèque où il continue à faire preuve d'enthousiasme en présentant le travail d'un cinéaste tatillon devant un public clairsemé et en animant une émission sur le cinéma à la radio locale est tout à la fois touchant, désespérant et teinté d'un humour tendre. Au travers de l'avenir pour le moins hypothétique de la cinémathèque, c'est aussi la fin d'un monde que met en scène Federico Veiroj. Un monde où quelques fous s'imaginaient que le cinéma avait vocation à mieux faire comprendre, sinon changer, le cours des choses. Les financiers en ont décidé autrement et, pour Jorge, il faut quitter les lieux et partir à la conquête de Paola dans une errance qui le conduit à la Faculté de droit, où il délivre un discours étonnant sur l'art et la nécessité du mensonge, puis dans un salon de coiffure. En cinéphile éclairé, Federico Veiroj parsème La vida útil de clins d'œil et de références qui vont du cinéma français de la Nouvelle Vague (Martinez a une lointaine ressemblance avec Jean-Luc Godard) à l'expressionisme allemand en passant par le néo-réalisme italien. Mais il serait faux de s'imaginer que La vida útil est un pensum indigeste, réservé à quelques happy few connaisseurs. Car le film est d'abord drôle, intrigant et cocasse, plein d'inventivité. Et les amoureux du cinéma seront d'évidence ravis d'entendre des propos si intelligents et visionnaires de la part de Martinez lors d'une émission de radio qui n'aurait rien à envier à France Culture... C'est brillant, intelligent, rempli de malice et d'ingéniosité. À découvrir de toute urgence.