La vie et rien d’autre est un film historique. Ample par sa reconstitution, doté d’un casting prestigieux, il semble s’inscrire dans une tradition dont nous visionnons aujourd’hui encore les survivances, du Soldat Ryan à La Ligne Rouge.
Alors qu’il est facile de taxer d’académisme, voire de pompiérisme un film dont le sujet serait la guerre, Tavernier en propose une relecture dans une œuvre aussi singulière qu’ambitieuse, et qu’il aura d’ailleurs le plus grand mal à financer.
Le premier choix est celui de l’époque. En 1920, la France est une ruine tendue par deux directions contradictoires : le deuil et le nettoyage. La très grande attention apportée aux décors en est le témoignage : l’écriteau sur la gare, limitée à un guichet de fortune, indique « état provisoire » à l’image de celui du territoire où tous les bâtiments sont réquisitionnés. L’église est un demi cabaret, le théâtre un QG, l’usine un dortoir. Systématiquement réaffecté, l’espace détruit ou vidé de ses vivants porte les stigmates du grand traumatisme, au point que certains personnages en viennent à s’étonner que l’hôpital redevienne le château qu’il a toujours été.
La terre elle-même n’est plus qu’une gigantesque et chaotique fosse commune, d’où l’on exhume les reliquats de ceux qui l’ont défendue. Objets inertes, marqués d’une vie pulvérisée, excavés vers un ciel livide où ceux qui les retrouvent sont enfin autorisés à les pleurer.
Mais cette dévastation générale ne se limite pas à un silence assourdissant qui marquerait la fin du conflit : pernicieusement, celui-ci se diffuse encore, par l’instabilité d’un tunnel, par la charrue qui, loin de creuser un sillon pour faire germer la vie, y rencontre le fracas métallique d’un écho du passé. Ces explosions jaillies des entrailles d’une terre souillée, toujours hors champ, sont un premier indicateur de la position de Tavernier : ce n’est jamais sans une certaine pudeur qu’il aborde l’indicible.
« Un disparu, juridiquement, ça bloque tout ».
Le véritable sujet du film est la recherche des disparus. Un homme qui n’est pas rentré chez lui depuis maintenant deux ans est soit mort, soit vivant, soit à demi-mort, comme l’affirme Dellaplane, dont la mission est de les identifier. Sa première apparition, aussi spontanée que bourrue, le voit photographier un mort qu’on soutient face à l’objectif, puis chanter une chanson paillarde à un homme qui pourrait, selon lui, être prêtre. Humoristique et généreuse, elle pose le regard du cinéaste lui-même sur son sujet, désireux de donner à chacun de ses personnages une véritable identité.
A ce regard humaniste sur la foule des personnages en quête de deuil, à ces gros plans sur des visages et des mains qui tamisent la terre, Tavernier superpose par instants un regard de surplomb, notamment par le recours aux chiffres. C’est l’obsession de Delaplanne, qui permet de quantifier les morts et les disparus. C’est son arme, aussi, contre le système pour lequel il travaille, lequel s’acharne à formuler des discours de victoire susceptibles de lénifier l’horreur infusée à tout le territoire. On les prend comme on peut, se vantant d’avoir battu le record de Napoléon. Les chiffres sont partout, incompréhensibles, car défiant l’entendement, et achevant de déshumaniser les victimes pour mieux en faire accepter la perte, à l’instar du militaire ayant recours à une absurde adition pour désigner le soldat inconnu.
« On se croirait encore en guerre »
« C’est que vous ne l’avez vue que d’assez loin. La guerre, c’est pire ».
Le film repose entièrement sur cet équilibre ténu entre les tonalités : si l’horreur silencieuse ne plombe jamais le propos, c’est parce que Tavernier relève l’audacieux défi consistant à construire un récit total, dans lequel l’humour et le mélodrame ont aussi leur place. Noiret, caractériel et intègre est le témoin de cette schizophrénie : ravagé par ce à quoi il fait face, il sait maintenir la distance nécessaire pour rester vivant dans un charnier : le catalogue des disparus est choquant, sur les premières pages. Après, dit-il, c’est comme un herbier. La quête bouffonne du soldat inconnue cristallise quant à elle toute la dimension absurde d’un humour acide du système face à ses contradictions.
La prise de risque la plus grande reste néanmoins l’inclusion du mélo sur ce fond historique, sur le principe de ce que nous proposait Jeunet dans Un long dimanche de fiancailles. Débutant sur un échange savoureux assez proche du screwball, la relation entre une Azéma délicieusement irritante et le commandant volontairement grossier (qui n’est pas sans rappeler celle de Depardieu et Deneuve dans Le Dernier Métro) permet des respirations dans l’atmosphère pesante, bleue et grise de l’hiver qui s’éternise. La scène de jalousie de Dellaplane devant le tunnel a ceci d’habile qu’elle contamine un discours sur la guerre, sans jamais le quitter totalement. Echo de leur passe d’arme, la quête d’Alice, qui hésite à verser du côté de la vie, face à un jeune homme qui déclare avec éclat emmerder les morts en réclamant le droit à être vivant : le sens de l’amour n’est pas tant dirigé vers le deuil que la naissance et la pérennité de la vie. L’intrigue qui relie Irène et Alice, en quête du même homme, subira finalement la même pudeur que celle qui aborde la mort : c’est un élément avec lequel on compose sans qu’il soit nécessaire d’insister sur son potentiel dramatique.
« Dieu, vous êtes contre ? » ; demande Alice à Irène. « Je devrais. Toute l’espèce humaine devrait » répond-elle. C’est bien dans ce conditionnel que se loge tout le film, dont le titre est repris par Irène lorsque elle affirme à Dellaplane : « Vivons tout de même, oui, ce serait mieux ».
Cette attention portée aux individus dans un décor trop grand pour eux est renforcé par la mise en scène ; ample dans ses prises de vue, fluide dans ses mouvements, elle donne à voir dans une même trajectoire un décor dévasté et des visages qu’elle va chercher par des zooms latéraux.
« Nous n’arrêtons pas de nous taire ! »
Sur cette charpente complexe où se mêlent film populaire et diatribe pacifiste, Tavernier parvient donc à faire tenir un propos autrement plus subtil : après la guerre se joue un nouveau combat, celui de la mémoire. Et l’adversaire est de taille. L’Etat, dans toute sa pesanteur, met en place des cérémonies, beugle ses hymnes et coule dans le bronze des monuments aux morts en série. Chaque commune se bat pour le sien, faisant la fortune des sculpteurs ravis de cette « résurrections grâce à nos morts ». Le soldat inconnu, habile tour d’illusionniste, permet de ne faire penser qu’à un seul homme pour faire oublier le million et demi qu’il représente. Tavernier, par l’entremise de Delaplanne notamment, oppose à cette chape de plomb les circonvolutions de la vie : méticuleuse et modeste dans sa reconstruction, touchante et maladroite dans son rapport à l’amour, c’est par elle que passe le devoir de mémoire. Par elle seront évoquées, avec l’indignation incarnée de personnages, le racisme, le sort des femmes, le capitalisme rampant dans les ententes entre les camps pour préserver les fortunes industrielles.
« Je vous suivrai sans passé. Sans passé amoureux »
Les nouveaux espaces qui ouvrent la fin du film autorisent un espoir allant dans le sens du mélodrame : ensemencés et fertiles, voire vierges de toute guerre dans l’Amérique pleine de promesse, ils laissent supposer un dénouement heureux où les couleurs chaudes peuvent enfin s’épanouir. Mais la lettre de Delaplanne ne peut s’empêcher, dans un aveu amoureux des plus lyriques, d’inclure les chiffres qui l’ont toujours obsédé, faisant défiler, 11 jours et nuit durant, les morts qui le hantent encore.
Et le spectateur de se souvenir, en contrepoint de cette écriture aussi littéraire que les échanges qui faisaient d’Irène et de Delaplanne des héros presque hors du temps, d’une phrase lâchée subrepticement bien plus tôt : « On fornique à couilles rabattues pour préparer la prochaine ».