Il est possible de s'abîmer en Lacrau, de s'y nicher pour y dormir même.
Par Raphaël Nieuwjaer
Cela commence comme un film de vacances, l'archive granuleuse et tressautante d'une enfance passée à flanc de rochers en attendant de se trouver le courage de sauter. Cela se poursuit dans les eaux sombres du mythe, au moment où l'enfant abandonné, avant de faire d'un frigo le berceau de sa dérive, croise le radeau funéraire d'un vieillard. Entre les deux, le 8 mm sera devenu 16, et le cri des mouettes chant polyphonique. Ce n'est là que le premier d'une série de passages : João Vladimiro, dont c'est le deuxième long métrage après Jardim (2006), en organise d'autres, entre la musique et les sons naturels accolés tels des touches vibratiles de peinture, le jour et la nuit, la ville et la campagne, les textures d'images. Plutôt qu'une opposition stricte, le cinéaste s'attache à produire un jeu miroitant de réminiscences et d'oublis, un état flottant fait de motifs repris aussi bien que liquidés dans la durée des plans. Ainsi, il redéfinit les contours de ce qu'il enregistre, et réarticule par un montage à distance le semblable et le dissemblable.
Si, comme Vladimoro l'affirme dans le dossier de presse, il s'agit de « fuir le chaos et le vide émotionnel que nous appelons progrès » et de partir à « la recherche des sensations et relations plus anciennes des êtres humains », Lacrau ne se contente heureusement pas d'une quête de dépaysement. La ville et ses barres d'immeubles se cachent derrière un rideau de végétation vert et brun ; un boeuf s'arrête au bout d'une ruelle pavée pour fixer un instant l'objectif, comme ailleurs un homme bardé de chaises suspend son ascension, peut-être pour reprendre son souffle. Les croix sont autant celles des poteaux servant en ville à tenir les cordes à linge que les fragiles verrous de bois des maisons campagnardes, ou qu'un symbole chrétien perdu dans les montagnes. Ce sont ces circulations qui font du film autre chose que l'expression d'un vain désir de pureté, ou la tentative d'un retour au paradis perdu. L'expérience d'étrangeté est ainsi plus radicale. La ville même y est filmée depuis ses interstices, depuis ce qui en elle échappe à son principe d'organisation rationnelle : le roulement automatique de panneaux publicitaires dans un parking désert, la surface hirsute d'herbes d'un mur de pierre, les fentes lumineuses dans un visage d'eau stagnante, le froid regard d'une statue verdâtre. Et, avant d'apparaître comme un frigo, il y avait glissant sur le bruissement du fleuve un mystérieux monolithe, un carré d'un blanc pur au reflet tel des lames, une porte vers l'inconnu aussi bien.
Hormis dans ses scènes les plus volontiers anthropologiques (où l'on verra, comme dans le beau moyen métrage de Jean Eustache, un cochon se faire abattre ; les rituels de mise à mort semblant par ailleurs un moyen à la mode de chercher l'authentique, comme on pourra le constater dans Still the water, de Naomi Kawase), le film place constamment son spectateur à un point d'indécision. La perception se trouble de n'avoir pour repère du temps que la lente et lointaine traversée du champ par une chèvre. Et les tourments de l'écorce ou du roc se font visage, à force de nous contempler, sans pour autant perdre leur insaisissable matérialité. Il est possible de s'abîmer en Lacrau, de s'y nicher pour y dormir même. Mais, par sa rime avec la scène d'ouverture, la séquence finale, montrant les mouettes dont nous n'entendions d'abord que les cris, nous indique peut-être que le film de Vladimoro est un réveil et une mort, un saut dans le vide et un envol vers les ténèbres. Et entre les deux, il y aura surtout eu une nouvelle vie du regard, comme un bouillonnement d'écume jaillissant sur l'orbe colorée d'un oeil grand ouvert.