Le bruit et la profondeur
Série "Dans le top 10 de mes éclaireurs " : -IgoR-
Das Boot commence sur la terre, par une beuverie qui conjure l’ascèse à venir, une ivresse qui pallie celle des profondeurs dans une atmosphère euphorique et une ample mise en scène fondée sur les plans-séquences.
Bien plus tard, une escale secrète fera accoster le capitaine et ses hommes qui se trouveront devant un buffet somptueux et les huiles de l’armée allemande, les félicitant, les ravitaillant avant de les renvoyer dans des abimes plus dangereuses encore. Et de leur demander de définir la sensation d’être là en bas.
Silence hagard des intéressés : il n’y a pas de mots.
Das Boot est une réponse à ce silence. : une tentative –brillamment réussie – de restituer l’enfermement, la promiscuité et l’angoisse du soldat perdu dans les abysses.
Par le biais de Werner, le correspondant de guerre, la valeur documentaire du récit s’articule avec aisance, et l’on expose au spectateur toutes les singularités de cet univers si particulier.
Petersen nous convie à un monde dénué des repères habituels, et subvertit habilement nos sens pour nous le faire appréhender.
C’est d’abord le temps qui se délite : fondé sur l’attente, la tension est extraordinairement travaillée. Film de guerre, Das Boot joue avec la dilatation, l’appréhension et la durée. Les visages tendus sur une technologie avant tout mécanique de 1941, le film procède par immersion.
L’ouïe est le sens par lequel tout se diffuse : les occupants du sous-marin sont rivés à celui chargé de sonder les profondeurs. Là aussi, avant les radars et les écrans, c’est un homme qui restitue ce qui se passe alentour, lors de scènes magistrales où l’on chuchote pour écouter le passage des destroyers anglais à la surface, ou des sonars qu’ils envoient pour les repérer. « On entend mieux au fond qu’on ne peut voir à la surface » explique-t-on : pari audacieux de cinéma que de jouer sur cet aveuglement constant.
(A ce titre, petit aparté sur la version Blu-ray et le son en 5.1 : extraordinairement réparti, totalement immersif, il a transformé mon salon en habitacle craquant sous la pression et vibrant aux explosions des torpilles. Une expérience très impressionnante.)
La vision est limitée, faussée et trompeuse pour les soldats, tandis que celle du réalisateur est d’une omniscience totale : on se demande encore par quels moyens il peut mettre en place des plans-séquences d’une telle grâce dans une telle étroitesse, se déplaçant d’un bout à l’autre du navire, suivant les hommes dans les goulots. On pense aux déplacements du premier Alien trois ans plus tôt, claustrophobie fluide et captivante.
Dans cet univers étriqué, fait d’attente et de silence, la camaraderie devient l’élément prépondérant. Le film restitue avec finesse les différents comportements : celui qui galvanise ses hommes, ceux qui craquent ceux qui subissent en silence. A mesure que les combats s’intensifient, on prend la mesure de leur situation : rarement offensif, le plus souvent furtif, le sous-marin est avant tout une proie perdue dans l’obscurité, les hommes livrés à eux-mêmes, dérivant vers des pièges de plus en plus oppressants.
De la guerre, on ne voit presque rien : on subit, à l’intérieur les dommages que l’onde propage. Et lorsqu’on émerge, ivres de la victoire d’avoir torpillé l’adversaire, c’est pour constater que les corps en flammes qui se jettent à l’eau pourraient être ceux de nos frères.
[Spoils]
Nous aurons passé 3h40 en compagnie de ces hommes, en empathie absolue avec la promiscuité, les bombardements et l’asphyxie. Solidaire de leur sort, dans un conflit qui oublie ses camps parce qu’elle met en scène des hommes et non une nation, nous retournons à la terre avec un soulagement certain. Le final, brutal rappel de l’impasse nihiliste de la guerre, voit couler le navire au port, et Werner seul survivre, pour compter les cadavres. Tragique, pathétique et ironique, cette dernière image d’un pessimisme acerbe ferait presque regretter les abîmes, loin de la folie des hommes qui peuplent la terre ferme.