La première chose à faire lorsqu’on entame la critique d’un tel film, c’est de se réfréner ; ne pas, influencé par le virtuose aux commandes, tomber dans le lyrisme échevelé et l’épanchement déraisonnable.
Leone a forgé son style, l’a mis à l’épreuve d’un film plus long et ambitieux que le précédent dans le deuxième volet de sa trilogie. Le troisième sera à la fois son point d’orgue et son entrée dans la cour des très grands.
La séquence d’ouverture annonce comme souvent le programme : silence, dilatation temporelle et surtout, fausse piste : cette splendide redirection latérale de ce qui s’annonçait comme un duel et devient une chasse à l’homme est la malice initiale confirmée par l’entrée en scène de Tuco, qui crève l’écran vitré de la baraque comme Leone le fait de la toile, invitation jubilatoire au carnage.
Tout le récit, fondé sur une quête toujours aussi linéaire, celle du magot, ne cessera de se déployer sur ces circonvolutions : l’obligation perverse de partager la moitié d’un secret avec son concurrent va générer un nombre impressionnant d’alliances et de trahisons, de chaises musicales qu’on a tendance à enlever non sous les fesses d’un fêtard, mais sous les pieds d’un pendu. Toujours aussi malmenés, les personnages vont encaisser les coups, les brûlures et la corde au cou, dans des situations de mort imminente que ne renierait pas Tex Avery, sauvés par des bombes, libérés par des trains roulant sur leurs chaines, emprisonnés par leurs sauveurs qui se révèlent des ennemis dont la poussière indiquait la mauvaise couleur d’uniforme…
Au centre du film, le trio imparable est caractérisé avec un sens de l’alchimie qui le propulse directement à la tête des personnages mémorables du 7ème art. Van Cleef est à ce point anguleux que ses iris eux-mêmes semblent taillés à la machette ; Eastwood, mutique et les sens aux aguets, ne perd rien des événements au point de voler aux beaux parleurs leurs répliques (« There’s two kind of… ») pour les faire entrer dans la légende ; et Wallach, gros marcassin fouisseur aux yeux exorbités et au signe de croix anthologique est l’une des figures les plus réjouissantes que le maestro ait pu inventer.
Tout cela suffirait à faire de ce dernier volet le sommet de la trilogie. Mais Leone veut faire de son western une épopée, et le mêler à l’Histoire qui va autant amplifier que refréner la quête des protagonistes. C’est d’abord dans sa dimension spectaculaire qu’elle intéresse le cinéaste : aux duels dans les rues désertes des opus précédents, il substitue ceux dans une ville en ruines et sous le feu des bombardements ; pour traverser une rivière, il devient dès lors, paradoxe ultime, nécessaire d’en dynamiter l’unique pont… Foules, batailles, canonnades : Leone voit grand et projette avec autant de malice que d’ambition ses individus sur les terres ensanglantées d’une nation déchirée. La séquence en montage alterné entre le passage à tabac de Tuco et l’orchestre contraint dans le camp de prisonniers en est l’archétype : ce n’est finalement qu’une dilatation de médaille à gousset de Et pour quelques dollars de plus…
Chambre d’écho de leurs turpitudes, l’Histoire projette sur le pays le mensonge, la violence et l’absurdité d’une boucherie interminable ; l’évolution des personnages permet ainsi un curieux renversement au cours duquel ils acquièrent, en dépit de toute leur bassesse et leur vénalité, une forme de sagesse aux regards de ceux qui font la guerre : leur service rendu au capitaine qui rêve de voir exploser le pont, et leur duel final dans un cimetière sans limite duquel on fait surgir l’or sonne alors à la fois comme une dénonciation et une révolte rusée contre la triste marche de la guerre.
Construire une œuvre aussi imposante est avant tout une affaire de savant équilibre, et Leone l’a bien compris. Allégeant les lourdeurs sadiques des deux premiers volets, il ajoute une dimension comique qui vient parfaire l’architecture générale. Tuco est ainsi le personnage qui manquait à son univers, colorant d’une nouvelle jubilation des scènes déjà splendides. Mention spéciale à celle où il prend son bain et se retrouve en joue d’un chasseur de prime…
Je pourrais gloser pendant des heures sur la construction du duel final, son montage, le score de Morricone en osmose absolue avec la pellicule, le plissement des yeux, clin d’œil du maître à son propre savoir-faire… Mais si celui-ci est bien fondé sur l’absence de parole, si celui-ci fonctionne si bien, c’est parce qu’il dilate à deux reprises les préliminaires jusqu’à la déraison, reléguant la décharge finale à une convention dont on pourrait presque se passer.
Non, taisons-nous. Il filme comme ils tirent : le verbe est d’ailleurs le même en anglais, et Tuco le dit depuis son bain avec le panache d’un esthète philosophe :
“When you have to shoot, just shoot. Don’t talk.”
Présentation détaillée et analyse en vidéo lors du Ciné-Club :
https://youtu.be/jV7ZcLKybnA