2011, Le Caire, Place Tahrir
Un plan de très grand ensemble, saisi dans une plongée impressionnante découvre la foule réunie pour une manifestation énorme et hurlant « liberté ».
(C’est d’ailleurs le seul plan du film où l’on reconnaît la ville de Casablanca, sa grande place et ses hauts immeubles blancs ; les autorités égyptiennes avaient interdit tout tournage sur leur territoire. Et ce qui pouvait sembler un véritable problème, car rien, pas même une mégalopole comme Casa ne peut rendre compte de ce qu’est vraiment la fourmilière grouillante du Caire, cela finit pourtant par devenir une contrainte intéressante en offrant au film une portée bien plus universelle.
2011, au Caire, sur la place Tahrir, c’est le printemps arabe, la révolution – et l’espoir d’un renouveau.


Le Caire, nid d’espoir ?
Comme un gros doute – le film a été tourné en 2017 …


Avec Le Caire confidentiel (The Nile Hilton incident), Tarik Saleh, cinéaste suédo-égyptien, réussit à lier la petite et la grande histoires, le fait divers crapuleux (et assez basique) et l’histoire en marche, ici le début du printemps arabe, un récit et une problématique individuels mais aussi l’évocation d’un destin collectif.


Sous cet angle, la « traduction » française du titre, l’allusion évidente à James Ellroy, à son grand roman et à son adaptation filmée, se révèle plutôt habile : Ellroy n’aime en effet rien tant qu’insérer des personnages réels, ou plus encore des événements historiques à l’intérieur de ses fictions – du Dalhia noir à sa trilogie Underworld (American tabloïd s’achève ainsi à la veille de l’assassinat de Kennedy). Mieux encore, les modalités de narration adoptées par Tarik Saleh ne sont pas si éloignées des choix d’écriture d’Ellroy, notamment à travers l’évolution du montage, avec d’abord des séquences très brèves, nerveuses, juxtaposées, confuses aussi, sans que la cohérence de l’ensemble soit immédiatement évidente, puis avec des scènes de plus en plus prolongées, étirées, à mesure que les perspectives ouvertes par l’enquête se précisent et qu’une connaissances plus fine des enjeux et des personnages impose effectivement cette évolution.


Plus encore qu’à Ellroy, on pourrait en effet songer à Raymond Chandler, avec non seulement l’adaptation de tous les codes et de tous les leitmotivs du film noir mais surtout avec un choix narratif extrêmement personnel : l’enquête chez Chandler part toujours d’un fait divers individuel (presque anecdotique), avant que les diverses péripéties n’entraînent Philip Marlowe vers des sphères aussi hautes que glauques, le plus souvent avec des flics et des mafieux plus que compromis, avant enfin que le dénouement ne nous ramène à l’anecdote initiale. La grande différence avec Le Caire confidentiel, c’est qu’il n’y aura pas de retour à l’anecdote initiale.


Et il y a aussi chez Noureddine Mostafa (Fares Fares), l’enquêteur héros du film, beaucoup de Philip Marlowe : désabusé, cynique, ballotté par les événements comme un bouchon mais plus qu’opiniâtre, témoin d’abord malgré lui d’un monde pourrissant, longue silhouette dégingandée, très voûtée, visage taillé à coups de serpe et impassible, parvenant le plus souvent à dominer ses émotions. Mais à la différence de Marlowe son personnage (du moins au début du film) est tout aussi véreux, aussi compromis que … que tous les autres en fait. En tout état de cause Fares Fares réalise une composition assez extraordinaire.


On pourra encore évoquer, sans trop s’attarder d’autres œuvres de référence – toute la saga de Qiu Xiaolong, autour de son inspecteur principal Chen Cao, dans laquelle les trames policières ne sont en réalité que des prétextes à une présentation très critique de la Chine contemporaine (au point que Qiu Xiaolong a été contraint de quitter la Chine, sans doute définitivement) ; ou encore, dans un contexte à présent européen, l’étonnant film espagnol, la Isla minima (Alberto Rodriguez, 2014), dans lequel l’intrigue policière (d’ailleurs assez basique) n’est en réalité que l’occasion de se plonger dans le passé et dans le présent de l’Espagne – et peut-être aussi dans un futur pour le moins incertain, en dépit des cris de liberté lancés dans une manifestation ultime, comme dans Le Caire confidentiel.


Dès l’attaque sur le clavier, le spectateur a compris – tous les personnages tous sans exception se meuvent dans un monde totalement corrompu, ou tout renvoie à des trafics ordinaires et assez misérables, à des rackets sordides. La trouvaille narrative la plus remarquable tient au fait que ces perversions ne sont pas des déviances mais représentent en réalité la référence absolue de la vie et du comportement de tous les Egyptiens – le degré de corruption et de compromission ne variant en fait qu’avec la place occupée par chacun dans la hiérarchie sociale. Trafics, chantages, rackets, corruptions renvoient finalement et toujours à des agissements ordinaires, banals ; ils constituent la norme sociale. Et Noureddine / Fares Fares n’échappe pas à la règle - une de ses toutes premières actions consiste à vider de tous ses billets le portefeuille de la jeune chanteuse assassinée sur le meurtre de laquelle il est chargé d’enquêter, et ses doigts font à l'occasion preuve d'une belle dextérité ...
Ce monde repose sur un renversement total des valeurs, de façon d’ailleurs assez classique dans le film noir, avec la confusion entre flics et mafieux, entre promoteurs et escrocs, entre chanteuses et prostituées … sous l’œil bienveillant des politiques encore plus pourris. Au plan symbolique, autre belle trouvaille narrative, c’est la découverte récurrente d’une télévision que l’on tente régulièrement de réparer (une histoire de paraboles défaillantes), mais qui ne marche jamais, son inaudible, images brouillées, émissions de pure propagande (aucune allusion à la révolution qui s’annonce), et à l’instant où tout semble enfin s'arranger, on s’aperçoit qu’on n’arrive à capter … que deux chaînes en italien. C’est bien l’image la plus forte et la plus dérisoire d’un monde en totale déliquescence, entre CD piratés et laideur épaisse de la ville, avec ses murs gris et lépreux, saleté permanente alors même qu’un slogan attaché à l’un des principaux personnages du film tente de proclamer que « nous bâtissons l’avenir du Caire » ...


Dans ces conditions, l’évolution du personnage principal, sans que son apparence physique en soit sensiblement affectée, a sans doute plusieurs origines : la prise de conscience de cette pourriture ambiante à l’instant où l’on sort des trafics minables pour entrer dans une affaire glauque mais à présent extra-ordinaire, qui finit par prendre des proportions incontrôlables, par atteindre l’entourage immédiat du président Moubarak, comme un entrelacs de corruption policière et politique (et qui finit par se rapprocher de plus en plus de l'enquêteur) ; l’atmosphère générale de renouveau, de révolution qui monte ; une véritable intégrité morale, profondément ancrée en lui, enracinée, à l’image des propos imparables de son père (« la dignité ne s’achète pas mon fils ») ; la présence des femmes aussi, avec la confusion entre la chanteuse assassinée et une autre chanteuse, tout aussi belle, interprétant dans un décor presque irréel la même chanson, comme une réincarnation, aux limites du fantastique – avant que le fantastique ne tourne à l’érotique, puis, évidemment, à un nouveau chantage photographique ; une autre femme aussi, une jeune émigrée soudanaise, témoin unique du meurtre, traquée et dont il décidera d’assurer la protection et la survie.


Ce personnage ouvre une nouvelle perspective, offre un autre angle de vision sur la société cairote, à présent si proche de la nôtre : celle de l’émigration misérable, de la lie du monde, recluse dans des squats atroces. A l’heure du printemps arabe, une scène saisissante, une des toutes dernières du film, n’offre guère matière à optimisme. Le tueur psychopathique vient d’être abattu, son identité identifiée (no spoiler), la jeune femme sauvée – mais elle s’enfuit et Noureddine doit la poursuivre dans un décor qui tourne au désert total. Et c’est sur ces images de désert, aussi belles qu’atroces, qu’il devra l’abandonner, la renvoyer au désert de ses origines, avant les désastres de son immigration.



Le Caire, nid d’espoir ?



Le titre de cette critique, apparemment anodin, est surtout paradoxal. Le film évoque, avec le début du printemps arabe et la chute imminente de Moubarak des événements passés – et effectivement un grand espoir suscité. Moubarak, effectivement a été renversé. Les frères musulmans et les islamistes, un temps, ont hérité du pouvoir alors qu’ils ne s’étaient qu’à peine impliqués dans les événements de la place Tarhir. Et il n’y a d’ailleurs rien de choquant à ce que l’islam ne soit que très peu évoqué dans le film (à l’exception de quelques images subliminales et spectaculaires de prières de rue), car les islamistes étaient non seulement absents au début de la révolution, mais ils le sont à nouveau aujourd’hui puisqu’après leur très bref passage au pouvoir ils ont été à nouveau pourchassés et éliminés de l’histoire de l’Egypte. En 2017, à l’instant où le film est tourné (et où il ne peut évidemment pas être tourné en Egypte) il ne reste rien du printemps arabe ; Moubarak a certes été renversé, mais c’est finalement son principal conseiller qui a hérité du pouvoir – pour un retour évident à la case départ, et à la gangrène de la corruption. Le Caire demain ?


Dans Le Caire confidentiel (et pourtant si manifeste), la grande et la petite histoire finissent effectivement par se catapulter à l’instant où le héros se trouve à son tour emporté dans le flux de la place Tarhir et des manifestants. Mais à nouveau la foule des jeunes épris de liberté se laissera manipuler, instrumentaliser par l’autre, le ripou, qui peut s’éloigner tranquillement avec sa sacoche de billets … A cet instant tout est dit et l’espoir assurément n’est plus de mise.

pphf
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le 17 juil. 2017

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