Amour fou
Je ne suis pas certain, en tout cas pour le film, que les thématiques essentielles touchent à l’horreur concentrationnaire ni à une approche, certes singulière, de l’antisémitisme. Et le parallélisme...
Par
le 25 nov. 2015
19 j'aime
3
Je ne suis pas certain, en tout cas pour le film, que les thématiques essentielles touchent à l’horreur concentrationnaire ni à une approche, certes singulière, de l’antisémitisme. Et le parallélisme entre la monstruosité des camps et celle des états du Sud est à peine évoquée dans le film – par ailleurs extrêmement fidèle à la lettre de l’œuvre de Styron. Presque trop, on y reviendra.
Le Choix de Sophie est un drame romantique, plus qu’expressionniste. Un film sur l’amour fou. A entendre dans tous les sens possibles de l’expression.
Et dans cette histoire insensée, le « héros » n’est au mieux qu’un témoin, à peine un acteur du drame.
Le Choix de Sophie dit l’histoire de deux êtres brisés, et plus encore, de deux êtres brisés en dedans. Et c’est leur rencontre, dans un contexte évidemment dramatique, qui leur a permis de se reconstruire. De devenir un – dans une fusion, tellement forte qu’elle est constamment soumise aux pressions, aux heurts, aux ruptures, aux cahots les plus violents. Aux départs aussi, mais avec toujours en perspective le besoin indépassable de se retrouver. L’amour fou.
Elle, réchappée des camps de la mort, d’Auschwitz – et traînant de cet enfer des mensonges encore au-delà de l’enfer, sans qu’elle en soit en rien responsable (mais le sentiment culpabilité n’en devient alors qu’infiniment plus fort), des mensonges ou des vérités tues au plus profond, le père, les enfants, le fameux choix devenu mythique après le livre. Et elle ne dévoilera au témoin ces mensonges, sa survie aussi, que bien après la rencontre, très tard. La cicatrice ne peut se refermer.
Lui, enfermé dans sa maladie et dans son identité recomposée – vraisemblable, biologiste de renom formé à Harvard, ou délirante, quand il annonce l’obtention prochaine, imminente du prix Nobel. La vérité viendra d’un autre, un très proche, quelque part entre schizophrénie et paranoïa, entre temps de rémission et de crise aigüe – surgissant toujours au moment où tout semble aller pour le mieux.
Et il n’est pas certain que ces mensonges, ces bribes de vie et de mort étouffées soient connus de l’autre. Et l’important n’est pas là – ils s’aiment.
Ils s’aiment et ils décident alors de s’ouvrir au monde. L’invitation d’un témoin, d’un nouvel ami (mais pas d’un confident), c’est, absolument, le désir marqué de la façon la plus concrète de reprendre place dans le monde.
(Et dès le départ, on comprend que quelque chose ne fonctionne pas. La première invitation est presque immédiatement annulée, suite à une altercation très violente, entre eux, suivi de son départ à lui.)
( Et au moment où l’harmonie semble la mieux installée, après une échappée bucolique et joyeuse à trois, et il y a très peu d’échappées dans le Choix de Sophie, tout tourne à nouveau à l’explosion aussi lente que violente. Et son arrivée, tardive et inexpliquée, à lui, avec la grande silhouette de Kevin Kline dans l’entrebaillement de la porte, immobile et nimbée d’un singulier sourire, alors même que le témoin, et le spectateur, et le monde, ne savent encore rien – cette arrivée ne peut manquer de suggérer immédiatement le malaise.)
Impasse.
En invitant le monde dans leur intimité insensée et forte, ils se condamnent à laisser aussi sortir la vérité. Or ce sont précisément tous les masques, les dissimulations, l’opacité presque joyeuse aux moments les plus privilégiés – qui seuls pouvaient les préserver.
Et l’incarnation du monde à travers un individu, avec qui on partagera de plus en plus, c’est aussi le risque, plus qu’énorme, de laisser l’autre s’insérer, inévitablement, entre eux.
Dès les prémices, avant même, dès qu’ils ont pris la décision de s’ouvrir, le drame est en marche.
La réalisation de Pakula, comme souvent, peut sembler trop académique – les personnages sont assis, disent un texte, très long et très écrit – et on prend le risque de perdre le spectateur, surtout lors d’une première partie en guise d’exposition, effectivement très longue, avec des enjeux très incertains. Et ce n’est qu’avec la séquence très immersive consacrée à Auschwitz que le film trouve enfin orientation et rythme.
Il n’en reste pas moins une réalisation – qui sait aussi valoriser son propos : à travers des décors bourgeois, petits, sentant le vieux et la naphtaline, dans les petits appartements de la petite villa louée par les protagonistes, où l’on est souvent prêt de se heurter aux murs et d’où il semble très difficile de s’échapper ; dans le sur-jeu, plus qu’expressionniste, des comédiens (du couple évidemment, pas du témoin), Meryl Streep jouant sur la pratique approximative de la langue d’une polonaise en exil, voix souvent très faible, montant puis s’effondrant, redevenant volubile, aux traits plus que fragiles même aux moments les plus heureux ; Kevin Kline, encore plus dans l’excès, à travers ses changements d’humeur et de ton incontrôlables, jusque dans la plus grande violence. Les rôles ne pouvaient pas être joués autrement.
Quel qu’en soit le chemin, le drame est inéluctable.
Et la fin, très belle, et qu’on peut évoquer sans risque de spoiler, n’est sans doute pas, une fois le choc passé (comme pour le héros / témoin), forcément surprenante. Et tous les plans finaux disent la même chose,
Et les mots, ceux de Styron et du livre, et du témoin / acteur aussi, et du monde, qui disent tout sauf le drame : « ce n’était pas le jour du jugement mais seulement le matin. Un matin. Excellent et clair. »
Une histoire d’amour fou, désespérée et sereine.
Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Une anthologie très aléatoire des critiques publiées sur Senscritique, mais surtout pas un palmarès
Créée
le 25 nov. 2015
Critique lue 3.1K fois
19 j'aime
3 commentaires
D'autres avis sur Le Choix de Sophie
Je ne suis pas certain, en tout cas pour le film, que les thématiques essentielles touchent à l’horreur concentrationnaire ni à une approche, certes singulière, de l’antisémitisme. Et le parallélisme...
Par
le 25 nov. 2015
19 j'aime
3
La première fois que j'ai vu ce film, il m'avait bouleversé. Depuis, j'ai lu le livre de Styron, et c'est un chef-d'oeuvre, presque inadaptable tellement c'est dense et complexe. Et pourtant Pakula...
le 14 sept. 2013
18 j'aime
6
J'ai longtemps cherché à fuir le bonheur, résignée à connaître la douleur, préférant la nuit dévoratrice au matin lumineux, l'obscurité lourde des peurs du jour aux rayons de soleil joyeux, caressant...
Par
le 1 mai 2014
17 j'aime
4
Du même critique
Prometteur prologue en plan séquence – avec femme, montagnes, route, voiture à l’arrêt, bruine, pré avec ânes, balai d’essuie-glaces, pare-brise et arme à feu. Puis le passage au noir, un titre...
Par
le 31 oct. 2015
143 j'aime
33
*C’est le titre initial prévu pour M le maudit, mais rejeté (on se demande bien pourquoi) par la censure de l’époque et par quelques fidèles du sieur Goebbels. Et pourtant, rien dans le film (ni...
Par
le 12 mars 2015
115 j'aime
8
Shit - sex - and fric. Le Loup de Wall Street se situe quelque part entre la vulgarité extrême et le génie ultime, on y reviendra. Scorsese franchit le pas. Il n'y avait eu, dans ses films, pas le...
Par
le 27 déc. 2013
101 j'aime
11