Revoir Le Cuirassé Potemkine à la suite de La Grève est riche d’enseignement : d’abord, parce qu’on pourrait reprocher à son réalisateur de refaire le même film (la répression sanglante d’une révolte populaire) et d’y défendre de manière toujours aussi unilatérale l’idéologie en place, en répondant à des commandes qui ressemblent à des injonctions. Mais à le considérer dans la finesse de sa construction, c’est surtout l’occasion de constater la maturation de son esthétique et de son programme formel.
À l’usine du film précédent répond donc une autre machinerie, celle du navire. Mais ici, le marin n’est plus un simple rouage, il acquiert une présence nouvelle : Eisenstein filme des corps athlétiques, et dote son peuple d’une véritable incarnation. On retrouvera ce procédé dans les piéta des femmes accueillant les divers cadavres générés par la répression, et les portraits des victimes de plus en plus jeunes sur les marches d’Odessa. La foule reste cette masse impressionnante, qui s’oppose à quelques figures uniques et détestables, qu’il s’agisse du capitaine, du médecin niant la vérité face aux asticots dans la viande, ou pope. Mais elle s’est dotée d’une forme d’individualité.
Ainsi, la longue première partie qui fait le portrait de ce système ronronnant qu’est la marine leur fait la part belle. Les hamacs, le roulis accompagnant les tablées, autant de symboles d’une berceuse contemplée avec satisfaction et autorité par un capitaine qui ne voit pas venir le vent de la discorde ; mais les marins sont l’âme de l’édifice, et la décomposition des corps, l’insistance sur leur musculature, voire leur sensualité, insiste sur un premier élément, très prosaïque, celui de la nourriture et de leur propre mécanique. Dès lors, l’huile manque dans les rouages et la machine se détraque.
Organisé en plusieurs temps fort, le récit se construit sur cette interaction entre l’homme et la machine : d’abord celle efficiente d’un système fondé sur la soumission au chef, son écroulement au profit d’une foule, la répression de celle-ci, puis le retour de la machine dans le face à face final des navires. La désorganisation – sujet majeur de La Grève – ne dure donc ici qu’un temps, celui de la dispersion chaotique lors d’une des séquences les plus célèbres du septième art sur les fameuses marches d’Odessa. Celui de l’hommage à la collectivité est beaucoup plus important : ce sont des plans épiques, dans les longues files sur les quais, une alternance entre des forêts de bras levés et des poings qui se serrent, avant une fusion totale dans un crescendo final absolument exemplaire en termes de découpage, le mouvement des hommes se fondant avec celui des pistons, vers un cap, celui du bateau adverse, qui peut signer leur perdition comme la concorde avec l’armée.
Alors que dans La Grève, le montage parallèle cherchait à sur-signifier par symboles, il prend ici de l’ampleur, dans sa subtilité comme dans son efficacité. Il s’agit de multiplier les angles de vues, quitte à répéter l’action, notamment dans la célébrissime descente des marches par le landau. Cette trajectoire, et celle finale des deux navires deviennent une véritable partition musicale avec reprise de motifs, gradation et coda : la canonnade au bas des marches, et la liesse pacifiée sur les flots.
C’est là que se mesure la grandeur d’une œuvre : engoncé dans un discours politique très circonscrit, réduit à quelques plans mythologiques, Le Cuirassé Potemkine pourrait ne plus passer l’épreuve d’un visionnage intégral. Il n’en est rien, parce que l’énergie qui l’anime et la cohérence de sa construction subliment largement son propos et son contexte : il s’agit d’un chant puissant, entonnant à pleins poumons toute la gamme des potentialités cinématographiques.