Le film s'ouvre sur un océan déchainé et la musique puissante et dramatique de Roy Webb. Mae Doyle revient, une décennie après l'avoir quittée, dans sa ville de natale de Monterey, en Californie. Comme Ulysse revenant à Ithaque après un pénible périple de dix ans. Mais contrairement au héros de Homère, l'héroïne de Clifford Odets (il s'agit d'une adaptation de sa pièce homonyme) revient dans sa petite bourgade de pécheur à défaut de mieux. Son éternelle indécision, son envie d'ailleurs, de liberté, d'être transporté par les évènements, les gens, l'amour l'avait amenée à la quitter et gagner l'extrême limite Est du pays, jusqu'à New York. Quelques aventures amoureuses, une liaison extra-conjugale, un veuvage aussi peu légal et une petite somme d'argent léguée et dilapidée plus tard, la voilà de retour au bercail, dans la maison familiale où son frère et sa fiancée crèchent, avec bien moins d'ambition qu'à son départ : tout ce qu'elle désire à présent c'est trouver un homme brave et solide capable de subvenir à ses besoins matériels et affectifs et trouver la paix et le repos intérieur.
C'était sans compter sur la nature humaine, insatisfaite par définition, et la sienne plus que les autres, et le marivaudage paradoxalement cynique voire carrément sarcastique de Earl, le projectionniste bougon, irrésistible et en instance de divorce du patelin. Son désabusement, son ton grinçant et son charme évident en font le double masculin de Mae. Inévitablement, les deux âmes en peine vont être attirés l'une par l'autre, malgré le désamour formel et les premiers rejets de la belle, engagée par les liens sacrés du mariage et de la parenté avec Jerry, un brave et gaillard pêcheur qu'elle avait connu autrefois. Mais la vie n'est qu'histoire de recommencement, de variations et de déclinaisons de thèmes vieux comme le monde et Mae finira par céder à ses démons du passé. Ceux qui vivent la nuit et emplissent ses rêves des espoirs les plus fous et les nourrissent de regrets, de ceux qu'elle s'était jurés de combattre et d'ignorer. Pour autant l'utopie et la bêtise ont une limite que la mémoire se fait un devoir de tracer. Cette fois-ci c'est une muraille qu'elle a érigée, contre laquelle vont venir se fracasser avec tumulte toutes les envolées lyriques et libertaires de Mae, comme le ressac grondant s'échappant d'une caverne sous-marine au grès du mouvement des marrés.
Comment se fait-il que Clash by Night jouisse d'une si piètre réputation auprès de la communauté cinéphile. Par quel aveuglement cela est-il seulement possible, alors qu'il s'agit d'un des meilleurs films de Lang, et donc du cinéma? Clash by Night raconte des plus belles manières une histoire vieille comme le monde : des idéaux et des faits, à quoi faut-il s'accrocher? Faut-il finir sa vie seule ou mal-accompagnée (entendez mal-assortie)? Du monde ou de ses valeurs, que faut-il suivre?
Clash by Night est le retour à Ithaque d'une Ulysse partie à l'est non pas pour bouter un ennemi hors de ses murailles ou récupérer une princesse vicieusement enlevée, mais pour tout simplement exister et confronter ses idéaux à ceux de l'Homme. Elle voulait se faire accepter du monde telle qu'elle était et non pas, elle, l'accepter tel qu'il était. Au diable les responsabilités et les compromis. Désormais Mae n'accepte des hommes que des rêves enflammés et des promesses flambantes. Elle ne le devrait pas, elle le sait. Elle leur refuse tout le reste : sentiments inappropriés, devoirs conjugaux, engagement inopportun, responsabilité familiale et même compliments et cigarettes. Mae ne fumet pas de ce tabac là. C'est un film qu'aurait pu écrire un Steinbeck désabusé (l'histoire se déroule dans sa chère ville Monterey dans les rues de laquelle il avait orchestré le combat vertueux et philanthropique des "amis de Danny" dans Tortilla Flat) et mettre en scène un Huston au grand cœur puisqu'il s'agit encore d'une histoire de Misfits, d'âmes perdues inadaptées à la vie et foncièrement égoïstes. Un égoïsme et une méchanceté illégitime que Mae mettra un temps à déceler chez Eart, puis chez elle, mais qu'elle finira pas vaincre. S'il y en a toujours un qui souffre dans une histoire d'amour, ce fardeau lui est désormais dévolu. De son propre chef. Chacun sa croix... Lang finit son film sur ce constat nuancé et clôt son film sur une réconciliation primitive de Mae et Jerry. Huston l'aurait sans aucun doute clôt sur une énième beuverie philosophique et infernale de Earl.
Il faut évidemment rendre à César ce qui lui appartient. L'histoire de Clifford Odets est formidable et d'une richesse inouïe. Il s'agit sans aucun doute d'un portrait de femme des plus durs et sans concession que j'ai eu l'occasion de voir. Et en même temps de bienveillant, sous l'objectif affable de Lang. C'était à l'origine Joan Crawford qui devait tenir le rôle titre, ce qui est suffisamment cocasse pour être souligné, puisque je définirai Clash by Night comme l'anti Johnny Guitare dans lequel elle tournera deux années plus tard, en 1954, bien que les deux films puissent être interprétés sur le fond comme de subtiles variations autour de l'Odyssée d'Homère. La dépendance mutuelle de Vienna et Johnny, ressemblerait à s'y méprendre à celle de Mae et Earl si la première n'était pas ancrée dans la réalité et gorgée de force et d'assurance et la seconde totalement à la ramasse dans ses choix de vie. Cet antagonisme est d'autant plus troublant que Sterling Hayden et Robert Ryan ne cessèrent de se ressembler physiquement à mesure qu'ils vieillissaient. Bref. L'immense Barbara Stanwyck fait évidemment bien mieux que remplacer la non moins immense Crawford et lui apporte son timbre de voix, sa moue et se dégaine caractéristique et irrésistible. Elle est une fois de plus parfaite et le film lui doit beaucoup. A ses côtés, les deux personnages masculins ne sont pas en reste puisque et Paul Douglas et Robert Ryan sont impressionnants (l'un fait tendrement de la peine alors que l'autre est littéralement à tarter...). Last but not least la plus belle femme de l'univers, j'ai nommé Marilyn Monroe, accroche un de ses premiers rôles d'importance au cinéma, dans le short taille haute Denim de Peggy, la belle-sœur jeunette encore pleine d’idéaux et en lutte contre le machisme ambiant de Mae. Elle est comme d'habitude éblouissante et confirme que sa seule présence, son seul sourire et la seule suavité de sa voix suffisent à illuminer une scène et donc un film.
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