L'effet Last Duel

Le premier film de Ridley Scott sorti en 2021 était un pari risqué sur le plan narratif : créer un long-métrage polyphonique, trois versions d'une même histoire, celle d'une relation entre un chevalier, son épouse et son ennemi, d'événements notables jusqu'au crime horrible qui sera la cause du duel du titre. Ce qui se passe à partir du procès relève d'un regard plus extérieur. Cette ordalie a été un fait réel et discuté : le dernier duel judiciaire du royaume de France, qui a opposé les chevaliers Jean de Carrouges et Jacques Le Gris. Le combat s'est soldé par la mort de Le Gris.
Nombreuses sont les personnes a avoir vu Le Dernier duel comme une sorte de variation plus moderne et occidentale de Rashōmon. Mais contrairement au film de Kurosawa, les différentes versions de l'histoire ne sont pas racontées après coup. Le public les vit en temps réel, la caméra embrassant une fois le regard de chacun des protagonistes, révélant ainsi les différences plus ou moins subtiles mais toujours cruciales pour le propos. Un choix lourd de sens : l'enjeu n'est alors pas de savoir si Le Gris est coupable ou non - même de son point de vue on constate qu'il l'est - mais de comprendre comment la subjectivité humaine modèle la perception, l'implication et le ressenti de chacun. Jean s'imagine preux chevalier défendant sa femme quand du point de vue de cette dernière il ne réagit que par orgueil. Jacques amoindrit inconsciemment sa culpabilité lors du viol, se persuade du consentement de la dame, en oubliant de sinistres détails de ce moment alors que Marguerite, elle, les a gravés dans sa chair en tant que traumatisme.
Scott sait pertinemment que le public penchera en faveur de la version de Marguerite. Déjà parce que c'est le dernier point de vue qui nous est présenté, et qu'il donne donc plus l'impression de rectifier les précédents. Ensuite parce que les spectateurs sont autant conscients de la misogynie hallucinante d'antan (le procès, révoltant, va dans ce sens), que de la nature de l'union conjugale au Moyen-Âge, entre arrangements économiques et guerres de propriétés féminines.
On peut comprendre les personnalités des Carrouges et de Le Gris autant par le point de vue des autres que par le leur. Jean dit aimer sa femme, mais seule l'obsession pour son honneur le fait agir ; c'est juste que son honneur doit parfois passer aussi par celui de sa femme. Au niveau du respect envers Marguerite, il ne vaut guère mieux que Jacques. Ce dernier est arrogant, imbu de son rang. Si Jean ne sait pas écrire, lui est lettré, cultivé, et parle plusieurs langues. Des points communs avec la dame de Carrouges qui le pousseront à penser qu'elle est son dû. Marguerite est douce, intelligente, désireuse d'aider les paysans de son domaine, du moins c'est ce qu'on observe dans son prisme de vision.
C'est en tout cas elle qui vit pleinement la violence des situations, le viol mais aussi le mépris général qui s'en suit. L'affaire telle que menée par le système judiciaire de l'époque n'a pas pour but de lui rendre justice à elle mais à son mari ou à Jacques Le Gris. Elle est une propriété acquise par le chevalier Carrouges grâce au mariage. Voilà la vérité qui s'extrait d'elle-même : l'honneur des hommes vaut bien plus que la dignité des femmes.