Ce film en deux parties (Le joueur puis Inferno) sort en 1922, au moment où Fritz Lang devenait un des réalisateurs dominants en Allemagne. Il précède Les Nibelungen (1924) et Metropolis (1927). D'une durée initiale de quasiment 5h (297 minutes), le film est toujours amputé d'une vingtaine de minutes. Il reprend le personnage du Docteur Mabuse, inventé par le romancier Norbert Jacques, pour le situer dans le contexte de la République de Weimar. Thea von Harbou signe le scénario, c'est le début d'une collaboration qui s'achèvera avec la victoire nazie de 1933.
Film très riche, comme du Orson Welles (son Citizen Kane), Docteur Mabuse le joueur est aussi sur-saturé et harassant. Effusif, obstiné, il écrase le spectateur, sa durée redoublant cet effet, mais en offrant un potentiel d'immersion encore opérationnel quelques décennies après. La première partie creuse en profondeur (le temps des manigances et illusions), la seconde s'étend dans l'action (course contre le trickster et escalade vers la folie). Dans le contexte de son époque, cette démonstration est l'équivalent d'un blockbuster, allemand, avec un goût pour les contrastes éclatants. La richesse est sur la forme : la représentation du mégalo Mabuse est graphique et inspirée (les surimpressions suggèrent son emprise psychique), le contenu politique est plutôt absent (en dépit de la fameuse scène de la Bourse en introduction), contrairement aux œuvres ultérieures de Lang et Harbou. Le portrait de la classe dominante est peu flatteur, l'oisiveté des riches un vice doublement compromettant (point de vue 'moral' et 'business').
La construction rythmique de Mabuse est innovante. Fritz Lang tire le cinéma muet vers le haut en sortant des alignements de plans très syncopés caractérisant ses origines. L'inspiration puisée auprès du serial Fantômas est manifeste selon les spécialistes de la période. Lang fait aussi écho à des passions d'époque : pour la magie en société, l'expressionnisme au cinéma (Caligari et Le Golem sont sortis en 1920). Rudolf Klein-Rogge incarne un Mabuse manipulateur et charmeur ; une personnalisation du Mal, mobile et adaptable, à l'âme insaisissable, se mystifiant lui-même au point de s'auto-détruire et saboter l'unique personne qui aura retenu son attention. Mabuse doit sa notoriété ultérieure à la trilogie de Lang : ceci n'est en effet que le premier opus, avant Le Testament de 1932, juste avant le départ de Lang pour la France puis Hollywood ; puis Le Diabolique de 1960, sa dernière création. En plus de la série sur grand écran il sera un sujet apprécié en littérature et dans la BD.
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