Expérience narrative, Le Hasard propose, sur le modèle des Smoking / No Smoking de Resnais ou le plus léger Lola Rennt de jouer avec les contraintes du récit : soit une trame répétée trois fois, en fonction d’un élément déterminant : arrivé en courant à un gare, le protagoniste aura, ou non, son train, et les conséquences en seront déterminantes pour sa destinée.
Trois segments sont donc proposés, qui permettent au personnage de vivre autant de trajectoires qui visent avant tout à faire le portrait de la Pologne sous le joug du Parti. Collaborateur actif, victime de la répression ou faisant l’expérience de la foi, Witek n’en sortira de toute façon jamais véritablement indemne. Car au terme de ces parcours, un avion succède au train, et quel que soit le choix que le destin lui ait concocté, il semble que l’envol soit impossible.
Dans cette fable absurde et austère, Krzysztof Kieślowski dévoile régulièrement ses coutures (conversations de personnages secondaires sur le hasard et la destinée, jeu de jonglage…) : le film exhibe sa forme pour mieux désincarner un personnage qui, quoi qu’il fasse, se heurte à un monde inerte, voire violent. Ironie que de voir ses comparses lui expliquer qu’il était destiné à croiser leur route, pensant ainsi légitimer leur cause sur un mode presque métaphysique… Les premières séquences, très violentes et opaques par rapport au récit général, placent clairement sa destinée sous le sceau d’un cauchemar dans lequel il tenterait de se déplacer avec lucidité.
La société, mutique et répressive, est aussi minérale qu’étouffante. On comprend aisément que le régime communiste ait interdit le film pendant six ans en Pologne. Mais cette opacité n’est pas pour autant limitée à une dénonciation orientée uniquement vers le pouvoir : chaque personnage, à la manière de ceux qui hantent les films de Bresson, semble dénué d’un véritable libre arbitre, et spectateur de sa propre vie.
C’est là que se pose la question de la mécanique narrative : face à un monde silencieux étouffant toute initiative personnelle, et dans lequel l’accès à une métaphysique semble surtout révéler l’absurde cruauté de la destinée, la seule présence de surplomb semble être celle de l’auteur qui joue sadiquement à redémarrer un parcours pour mieux l’élancer vers une autre impasse.
Certes, la démonstration appuie l’idée défendue ; mais on ne peut s’empêcher de se demander en quoi il était nécessaire de passer par cette expérimentation au final assez vaine. 2 heures pour se mordre ainsi la queue, et contempler ce bas monde avec le regard acéré de l’entomologiste génère davantage d’indifférence que des élans de compassion philosophique.