« Bien madame » : la phrase, sans cesse répétée par la nouvelle femme de chambre, annonce le programme du retour de Buñuel en France, près de 30 ans après L’Âge d’or : une formule qui synthétise l’ordre établi d’une bourgeoisie s’offrant les services des domestiques, et l’insolence lucide qui la colore lorsqu’elle est prononcée par Jeanne Moreau, qui nous invite, par les trous de serrure, à regarder bien en face cette classe décadente et ridicule.
La jeune femme, arrivée de Paris, se situe ainsi au mitan des deux pôles : trop chic pour les valets, arrogante pour les maitres, elle rebat les cartes d’une demeure où l’oisiveté et l’aisance conduisent naturellement au vice. Du fétichisme du vieillard (une histoire de pied, comme souvent chez Buñuel, particulièrement amusante ici) au priapisme du gendre (merveilleux Piccoli, rustre à souhait) rendu fou par la frigidité de son épouse, le tableau est sans fard.
Bien entendu, il n’est pas question pour le cinéaste de sombrer dans le manichéisme en opposant à l’élite le bon sens du peuple qui lui est asservi. Veules et le plus souvent esclaves de leurs instincts, les domestiques se divisent en deux catégories : ceux qui aboient, voire mordent, et ceux qui subissent. Deux espaces cohabitent, tous deux sous la contagion du fiel typiquement humain que le réalisateur n’a de cesse de mettre en image. L’hôtel particulier, investi dans ses moindres alcôves, s’exhibe d’abord par sa richesse à travers ses objets de valeurs, avant d’être épaissi par la multiplicité des lieux clos, portes dérobées, placards, remises ou sous-sol pour faire bruisser la demeure de secrets et d’élans libidineux. La nature environnante subit un traitement similaire : les jardins, la forêt, la campagne sont presque systématiquement souillés par la présence humaine. On connait, chez l’entomologiste de formation qu’est Buñuel, l’attrait pour le bestiaire, et la présence de fourmis, de crapauds ou d’oie coïncide la plupart du temps avec l’action violente d’un individu : un pavé dans une serre, un volatile sur le point d’être lentement égorgé, voire un papillon sur une fleur qui sera la cible d’un fusil.
L’adaptation du roman de Mirbeau, déplacée en 1928, permet aussi à Buñuel de gratter la France dans ses zones d’inconfort sur le plan politique. Si la question sociale est abordée à travers les inégalités de classe, elle cède progressivement le pas au traitement réservé à l’Action Française, le garde-chasse Joseph cumulant deux fonctions, celles du fasciste et du pédophile, ingrédients fondateurs d’un antagoniste qui, dans la logique des contes noirs du réalisateur, ne sera évidemment pas châtié. L’évolution de Célestine elle-même poursuit cette ambiguïté qu’on voyait déjà dans la destinée finale de Viridiana : si elle enclenche un temps durant la possibilité d’une vengeance, voire de l’établissement d’une justice, le monde la rattrape : en laissant le criminel avoir pignon sur rue (et quelle rue, puisque s’y déploie une manifestation bruyante de fascistes), et en la mariant au voisin militaire qui lui offre une belle situation. Tandis que la servante la plus vulnérable (incarnée par Muni, une fidèle lunaire de Buñuel) subira à son tour, en silence, les assauts du puissant lui-même esclave de ses pulsions, la véhémence du message ne perd rien de sa vigueur : le jeu de massacre est peut-être d’autant plus fracassant qu’il se poursuivra dans l’harmonie et le confort.
(7.5/10)