"C'est la guerre, ce n'est pas une partie de cricket"
[SanFelice révise ses classiques, volume 13 : http://www.senscritique.com/liste/San_Felice_revise_ses_classiques/504379 ]
L'art du cinéma doit parfois savoir se passer de mots redondants. UN bon cinéaste en dit long avec quelques images. A l'ouverture de ce film, on voit des tombes et des rails. Finalement, tout est dit.
Nous sommes en Birmanie en 1943, dans le camp de prisonniers n°16 dirigé par le colonel Saito. On découvre d'abord le commandant Shears (William Holden, à la fois classe et décontracté), devenu cynique, oublieux de toute rigueur militaire, et vaguement tire-au-flanc.
Le choc est rude lorsque qu'arrive toute une compagnie de prisonniers britanniques dirigés par le colonel Nicholson (Alec Guiness, génial, comme d'habitude ; rarement un acteur aura été aussi exceptionnel, quel que soit le rôle qu'on lui donnait). Nicholson, lui, c'est la rigueur faite homme. Tout ce qu'il dit, tout ce qu'il fait, tout ce qu'il ordonne se doit de respecter à la lettre les règles de la guerre et la Convention de Genève, dont il porte constamment un exemplaire sur lui.
Mais Nicholson oublie deux choses : tout d'abord, il est le prisonnier de Japonais. Et Saito a lui aussi un code d'honneur à respecter. Or, les deux règlements sont incompatibles. S'engage donc un rapport de forces entre les deux hommes. Et, pendant la première partie du film, ce qui se passe dans le camp de prisonniers 16, c'est bel et bien une guerre en miniature. Une guerre de position entre deux pays, deux cultures, deux hommes. Nicholson est certes prisonnier, mais il estime que ça ne lui ôte pas son honneur ni sa position d'officier, avec les droits qui lui sont dévolus. Face à lui, Saito répète à l'envi que les prisonniers ne sont plus des soldats ; à partir du moment où ils se sont constitués prisonniers, ils ont perdu leur honneur; ils ne méritent plus d'être des militaires, ni même des humains, ils sont justes des esclaves.
Finalement, c'est Clipton, le médecin et l'un des rares personnages clairvoyants de ce film, qui résume le mieux la situation : ils sont fous tous les deux. Atteints de la même folie obsessionnelle qui fait d'eux des personnages à la fois sublimes et ridicules.
D'autant plus que l'on sent bien qu'ils se forcent à agir ainsi. Lorsqu'ils prennent une décision difficile, leurs regards fuyants montrent bien leurs dialogues intérieurs.
L'autre détail oublié par Nicholson, c'est que la guerre n'a jamais respecté le moindre code. Le colonel britannique prétend que des règles, c'est ce qui fonde une civilisation. C'est certes vrai, mais la guerre est l’anéantissement des civilisations, c'est le retour à l'animalité, à la brutalité. Saito prétend respecter son code d'honneur, n'empêche qu'il est prêt à tuer pour faire construire son pont. Y compris à inciter ses propres hommes au seppuku.
L'omniprésence de la nature, surtout dans la seconde partie du film, montre bien l'aspect inhumain de la guerre. Ici, la nature, ce n'est pas la pseudo-spiritualité de bazar d'un Malick. Ici, la nature est brutale, elle est dangereuse, elle est synonyme de maladies, de dangers, elle cache des ennemis. Les vols d'énormes chauves-souris qui bouchent entièrement le ciel montre bien la présence constante des dangers qui menacent les hommes.
Cette seconde partie, plus dynamique que la première, insiste sur une quasi-schizophrénie de Nicholson. Tout en restant opposé à Saito, il va aider son ennemi à accomplir son projet de construction du pont. Pire : ce pont va devenir tout simplement une obsession mégalomaniaque. Finalement, les deux hommes vont se rapprocher, au point qu'il sera impossible de savoir avec certitude si cette construction sera japonaise ou britannique.
Au milieu de tout cela, Shears paraîtrait presque avoir le beau rôle, celui du séducteur musclé, drôle, impertinent, un peu roublard. Mais rien ne permet d'en faire un héros. A commencer par sa volonté de fuir à tout prix les combats. A l'opposé des héros de films de guerre de l'époque, à l'opposé des Errol Flynn ou Gary Cooper, Shears est un menteur et un lâche.
Lean, avec une réalisation précise, des dialogues formidables et surtout une interprétation exemplaire, fait un film de guerre sans héros, mais avec des hommes qui doivent faire des choix en fonction de leur propre morale.
Alors, le film traine un peu en longueur, et je l'aurais sûrement préféré avec un petit quart d'heure de moins. Et puis (et c'est lié), le rythme est un peu lent parfois. Mais le film se regarde avec un certain plaisir.
Un film résumé en entier dans le mot final de Clipton (encore lui) : Madness !