Un nouveau film de Steven Spielberg est toujours un évènement en soi. Quand en plus il met en scène Tom Hanks au cœur de l’échiquier de la Guerre Froide sur un scénario des frères Coen, c'est Noël trois semaines avant l'heure! On n'aurait pu rêver plus beau cadeau, plus belle fête. Honnêtement. Aucune liste d'aucun enfant de part le vaste monde n'aurait pu être pleine d'autant d'entrain et d'espoir. Beaucoup de belles promesses donc, mais pour quel résultat au final? Que trimballe l'oncle Steven dans sa hotte magique et que nous a-t-il déposé au pied du sapin, ce premier mercredi de décembre? Vous l'aurez deviné à la note, c'est un cadeau d'une telle valeur qu'on se demanderait presque si on le mérite vraiment.


Il y a trois ans, Spielberg nous contait depuis le milieu du XIXe siècle et la guerre de Sécession, le combat houleux que menèrent les politiciens démocrates et républicains dans les travées du Congrès pour la promulgation du treizième amendement, dernier rempart de l'injustice des hommes sur Terre ; Lincoln était déjà une merveille d'humanisme et d'intelligence et, dès le mois de janvier, le meilleur film de l'année. Dans le Pont des Espions, c'est une nouvelle fois sur les pentes glissantes d'une Justice à deux vitesses qu'il nous emmène, alors qu'elle est sur le point de donner à un espion soviétique les honneurs de sa sacrosainte chaise électrique, au terme d'une joute juridique tout ce qu'il y a de plus inéquitable. Pour maquiller le crime, un simulacre de procès est bien évidemment mis en place, histoire de donner aux despotes du Kremlin une leçon de démocratie et de droit à l'occidentale, et au citoyen américain un semblant de bonne conscience à laquelle, l'histoire l'a prouvé, il s'est toujours bien accommodé. C'était entendu, c'est dans le camp de la défense de la cause humaine, malmenée dans les marasmes de l'Histoire, que Spielberg plante son point de vu, et sur le costume de sa figure de proue qu'il jette son dévolu.


Si Lincoln était le versant théorique, quasi-biblique même, d'un idéal d'intégrité et de droiture à atteindre, Le Pont des Espions est quant à lui son versant pratique : tout orchestré qu'il est désormais, un état de Droit doit-il assumer le poids de son époque et, le cas échéant, dans quelles circonstances et quelles mesures peut-il laisser au bras de la Justice le mou de son indépendance? Pour Spielberg, cette dernière n'étant pas l'apanage d'un État ou de l'Histoire, la question ne se pose même pas. Au contraire, elle est, d'après lui, la responsabilité des hommes qui le composent, des hommes qui l'écrivent. Des hommes avec un grand H qui parsèment son cinéma, des esclaves de La Amistad qui se soulevèrent comme un seul dieu pour dompter leur destin et garder leur liberté, à Oskar Schindler, évidemment, qui n'attendit l'aide de personne pour sauver de la mort des centaines de vies innocentes. C'est dans cette droite lignée de personnages inspirés d'authentiques héros que s'inscrit James Donovan, à qui échu non seulement le sort de l'espion venu du froid, Rudolf Abel, mais également ceux d'un pilote de l'US Air Force, abattu en plein vol alors qu'il photographiait le territoire soviétique depuis la stratosphère pour le compte de la CIA, et d'un étudiant américain en économie, prisonniers respectifs du KGB et de la Stasi. C'est sur cet échiquier triparti, où la suspicion et la duperie règnent en maître, où l'Histoire dicte ses règles, que se déplacera le sceau de la Justice, à force de conviction et de foi dans l'individu.


Dans ce nouveau combat pour les Droits de l'Homme, Spielberg s'entiche pour la quatrième fois de Tom Hanks, son acteur fétiche, son alter-égo, avec qui il partage depuis maintenant une vingtaine d'années bien plus qu'une paire de chefs-d’œuvre et un chapitre entier de l'histoire de Hollywood. Dans la chaleur de sa diction et le sillage de sa démarche plantigrade, cet immense acteur, ce bloc brut de pur bonté et de générosité, dégage en effet tout ce qui fait le sel du cinéma du sieur : loyauté, esprit, solidarité, dignité, espoir, humanité. Il ferait bon y vivre. Ce nouveau millésime de déroge pas à ces commandements et les outrepasse même largement, préfigurant dans l'amitié naissante et le respect mutuel que se portent l'avocat et son client, la future Détente des relations diplomatiques entre les deux blocs, alors au bord du gouffre de la troisième Guerre Mondiale. La petite histoire annonciatrice de la grande Histoire, l'individu moteur de son destin. C'est du cinéma vertueux qui parle à la conscience et se niche dans le cœur. Un cinéma qui se distingue de celui de Tarantino, lui aussi récemment parti en croisade contre l'injustice à travers les âges, dans la classe, la sobriété et l'humilité qui en émane. Si le second fait depuis toujours figure de fou à lier, le premier se pare désormais de l'habit du sage.


Dans la mise en scène, tout indique cette maturité du vieux détenteur des clés du savoir-faire d'antan. Comme pour Lincoln, il use en effet avec une parcimonie et une grâce qui confine au génie de cet arsenal qui fit l'âge d'or du cinéma hollywoodien et les beaux jours des grands maîtres d'autrefois  : reconstitution époustouflante, interprétations parfaites, charme désuet du grain, rythme maitrisé mais haletant, harmonie surannée et presque mélancolique des mouvements de caméras, lents, amples et beaux. Un film de metteur en scène donc, mais pas que, puisqu'au scénario, les frères Coen ont apporté leur sens inné de l'humour et une petite touche de malice qui rappelle les films de Lubitsch (plus beau compliment du monde) et notamment To be or not to be, où déjà il était question de l'exfiltration d'un aviateur perdu en territoire ennemi, dans le jeu de dupe que se mènent à la fois la CIA, le KGB et le Stasi pour savoir ce que l'autre sait et à quel point l'autre sait que l'autre sait (ou ne sait pas d'ailleurs). C'est eux également qu'on entend derrière chaque réponse cinglante et d'une lucidité implacable de l'espion rouge à son avocat lorsque celui-ci s'étonne de son sang froid, « Would it help ? », et encore eux qu'on devine caché derrière leur journaux du matin, quand les regards se font d'abord réprobateurs au début du procès, puis admirateurs à la fin de l'échange de prisonnier.


Le Pont des Espions est l'archétype même du cinéma de Spielberg. Un cinéma de l'émotion, un cinéma de l'évidence, un cinéma total où se mêlent dans une parfaite entente courage, bon sentiment, honneur et humanisme. Mais avant tout, c'est un cinéma d'homme filmé à hauteur d'homme que nous propose Spielberg, ce pourfendeur de l'arbitraire, de l’iniquité et de l'injustice, qui nous rappelle qu'après s'être tenu debout dans le froid glacial du petit matin berlinois, au terme d'intenses et incertaines négociations de l'autre côté du Mur, même le meilleur d'entre nous, « the last standing man », ne peut résister à la tranquillité de son quartier et le moelleux de son lit.

blig
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le 4 déc. 2015

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