La scène-clé du Quattro Volte est sans doute ce plan-séquence intervenant vers le premier tiers du film. Dans cette scène, alors que la population du petit village calabrais participe à une cérémonie reconstituant le Mystère de la Passion du Christ, un chien importune divers participants peut-être pour les avertir de la situation critique de son maître, un vieux berger sur le point d’expirer. Il finit par enlever une pierre servant de cale à un camion garé en pente qui vient briser un enclot libérant les chèvres qui envahissent le village ainsi que la maison du berger dont les propres bêtes seront la seule compagnie pour assister à son dernier souffle. Alors que les humains se regroupent pour assister à une fausse mort, les chèvres se regroupent et partent dans le sens opposé pour en assister à une vraie. Cette scène en plus de briller par la coordination et la richesse de sa mise en scène directement héritée de Jacques Tati (avec le chien comme élément perturbateur comique) montre deux choses : d’abord l’interaction entre tous les éléments et toutes les actions se produisant dans le film et dans la vie en général, deuxièmement elle révèle que les humains ne sont pas les seuls protagonistes de ce film, ces derniers s’éclipsant métaphoriquement en quittant le village laissant les animaux maîtres des lieux.
Film dénué de dialogues, brouillant les frontières entre documentaire et fiction, le film de Frammartino dépeint le cycle de la vie tournant autour d’un petit village calabrais. Ce lieu qui parait hors du temps, teinté de traditions mélangeant christianisme et paganisme (de la poussière d’église servant de remède au berger à l’antique fête du sapin) sert de théâtre à cette histoire faisant voler en éclat la narration classique. Film divisé en 4 parties, Le Quatro Volte (Quatre fois) suit le parcours d’un vieux berger, puis d’un chevreau, d’un arbre et enfin d’une pile de charbon de bois. Soit la succession des 4 règnes : humain, animal, végétal et minéral.
Chaque partie se conclut par la mort du protagoniste qui, on le devine, se réincarne en autre chose. Le berger meurt entouré de ses chèvres dont l’une mettra bas peu après ; le chevreau mourra probablement au pied du pin que se nourrira de lui ; le pin abattu sera transformé en charbon qui servira à nourrir le village. Ainsi tout est lié.
Dans cet univers, l’homme n’est qu’une composante du décor parmi les autres. Aussi ses actions sont régulièrement filmées dans d’importants plans généraux. Le principal protagoniste humain est ce vieux berger, usé et fatigué, dont le devenir chèvre est rappelé par le nombre de fois ou il semble englouti par propre troupeau. Dans la droite ligne des vanités, Le Quattro Volte met l’humanité face à sa mortalité et son retour à la poussière, telle la photo de mannequin d’un magazine servant d’emballage au remède du berger, emportée par des fourmis.
Mais la mort n’est pas une finalité dans Le Quattro Volte. Tout comme la fête de l’arbre célèbre le retour du printemps et la régénérescence de la nature, le film met l’accent sur la répétition immuable des choses. Plusieurs fois, Le Quattro Volte met en scène des plans récurrents, à divers périodes de l’année, filmés au millimètre prêt (plan sur un croisement, sur une cheminée, etc) comme pour rappeler le caractère inaltérable du cadre naturel en dépit du temps qui s’écoule. De la même manière la mort également fait partie de cette répétition, toujours destinée à conclure chaque existence, comme en témoigne le plan des bûches du pins, filmées depuis le four sur le point d’être refermé comme un écho au plan filmé depuis le caveau du défunt berger. Même morts, les êtres et choses méritent d’être suivies.
Il flotte sur tout le film un esprit proche du shintoïsme selon lequel toute chose possède une âme. Aussi la caméra ne néglige rien s’amusant à jouer sur les échelles, s’appesantissant sur des particules flottant dans une église leur conférant une dimension mystérieuse en raccord avec leurs supposés vertus guérisseuses ; ou bien filmant le trou fumant du fourneau comme s’il s’agissait d’un plan aérien d’une autre planète.
Tourné avec peu de moyen, Le Quattro Volte parvient à réaliser cet exploit propre aux grands films qui est de toucher à l’universel par la représentation du local. Partir du terrestre pour toucher au cosmique, soit toute la philosophie du film.