J’ai donné mon cœur à ce Roi.
Et j’ai été estomaqué. Parce que je m’y attendais vraiment pas. Le Roi de Cœur est un film français, pas le pays de la folie douce si on excepte Drôle de drame, signé Philippe de Broca, pas un visionnaire ou alors j’ai raté quelque chose, et date de 1966, soit AVANT le Flower Power, AVANT Mai 68, AVANT Woodstock. Et cette petite comédie sans prétention, modeste comme un Coquelicot, ben v’là qu’elle s’affuble des oripeaux des précurseurs, v’là qu’elle s’arrange pour être infiniment plus déjantée et plus swinguante que pas mal de trucs ultérieurs péniblement étudiés pour, et v’là-t-y pas qu’elle est profonde, qu’elle est universelle, et v’là qu’elle a la grâce.
L’idée est toute simple : transposer la médiévale Fête des Fous à la fin de la Grande Guerre, le Roi de Cœur faisant écho au Pape des Fous qu’élisaient les fêtards pour conduire à travers les rues une parodie de procession où étudiants et membres du clergé se mêlaient indistinctement au bas peuple. Seulement voilà, l’idée rencontre un zeitgeist qui avait du génie, et leur mariage alchimique semble avoir accouché sans douleur, et presque sans l’aide du scénariste et du cinéaste, d’une pure célébration hippie de la folie symbolique – d’une grande Utopie qui n’ose pas encore dire son nom.
Ces fous tranquillement échappés de l’asile ne font pas grand-chose d’autre, tout au long du film, que troquer leurs uniformes gris contre des déguisements multicolores, jouer les rôles correspondants avec un sérieux et un entrain enfantins, et coller des cœurs bien rouges sur les murs d’une ville désertée qu’ils vont refuser de quitter, menacés par un danger qu’ils ignorent littéralement. L’histoire, c’est l’Histoire qui l’écrit, fournissant un lot de péripéties sans quoi les spectateurs d’après la Chute que nous sommes s’emmerderaient, mais sans troubler, à peine croiser leur Eden - jusqu'au burlesque climax final, où les soldats s'entretuent avec une symétrie footballistique sous le regard benoît des fous agitant des drapeaux... hollandais.
C’est de ces fous que parlera Joni Mitchell dans sa chanson-hommage à Woodstock, et c’est en symbiose avec eux qu’elle conclut : « And we've got to get ourselves back to the garden ». C’est de ces fous que les militaires d’opérette du Roi de Cœur, et Richard Nixon, vont crever de peur.
Mais ce sont ces fous qui rentreront d’eux-mêmes à l’asile, tranquillement mais tristement, lors d’une scène déchirante où ils abandonnent accessoires et accoutrements le long du chemin, sachant quelque dix ans avant Michel Foucault que la société où ils vivent repose sur deux mots d’ordre, surveiller et punir. Car la Fête des Fous ne dure qu’un jour, et Woodstock aussi.
Pourtant ça finit bien, tranquillement, sans happy end forcé. Pas seulement parce que le Roi de Cœur déserte et rapplique à l’asile faire l’amour, pas la guerre, à sa bien-aimée dont il restera physiquement séparé par le régime de non-mixité de l’institution. Surtout parce que le Duc de Trèfle a délibérément fermé à clé les grilles de l’asile, lui qui savait depuis le début que « le ciel, c’est l’empire des prisonniers ».
For we've got to get ourselves back to the garden - si little soit-il.