Le totalitarisme n'est pas l'omniprésence de la politique mais son absence

Ce documentaire est assez fascinant.
Sa force vient sans doute du fait qu'il ne cherche pas simplement à faire un documentaire sur l'itinéraire tragique de l'agronome Vavilov sous le stalinisme. En réalité, il tient un propos de philosophie politique beaucoup plus fort. Ce qu'il montre avant tout du totalitarisme, c'est sa capacité à éjecter toute considération purement politique en niant purement et simplement l'expérience. Le stalinisme donne la possibilité à un escroc incompétent comme Lyssenko de réussir là où Vavilov, scientifique scrupuleux qui se soumet à l'expérimentation, est finalement éliminé. En effet dans le système soviétique ce qui compte, ce n'est plus ce qui se passe en réalité mais la compatibilité d'un discours avec l'orthodoxie du marxisme-léninisme. Peu importe alors si une théorie scientifique fumeuse va amener à la mort de milliers de citoyens, du moment qu'elle arrange l'agenda interne du parti.
On ne raisonne plus ici en termes de sagesse pratique comme le voudrait une philosophie politique aristotélicienne. On ne cherche plus à savoir ce qu'il est bon de faire vis-à-vis d'une situation donnée mais à savoir si une théorie scientifique est cohérente avec le système politique du parti. Mais il n'est alors jamais question de se référer au réel. Le domaine pratique est nié par le stalinisme, il n'a pas d'autonomie (on retrouve ici la critique de l'URSS qui a pu être développée par le philosophe pragmatiste John Dewey). Le totalitarisme soviétique est une impasse parce qu'il cherche à faire de la politique de manière abstraite, sans prendre en compte les spécificités de la pratique. Ce refus du bon sens est prodigieusement bien analysé dans ce documentaire, et en même temps plus terrifiant tant il n'est pas l'apanage d'un régime politique monstrueux et révolu.
Il est alors bon de revoir ce documentaire à l'heure où le gouvernement français est particulièrement sourd aux alertes d'hommes et de femmes qui officient sur le terrain (pompiers, personnel hospitalier, enseignants, urgentistes, diplomates, etc.) et refuse d'envisager la possibilité selon laquelle ces derniers savent quelque chose du réel qu'il ignore. En cela il refait la même erreur que le système stalinien presque un siècle plus tôt, à savoir de ne pas concevoir que ces derniers puissent savoir, par leur expertise pratique, quelque chose qu'il ignore.

Lafcadio
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le 22 juin 2019

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