Le cinéma d’Hiroshi Teshigahara est peut-être le plus expressif de la nouvelle vague japonaise, tant il est fondé sur des expérimentations sensorielles d’une rare acuité, mettant l’accent sur une maitrise de l’image à tous ces niveaux : texture, lumières, jeux d’ombres. Deux années seulement après le monumental « La Femme des sables », le bougre récidive avec « Le visage d’un autre », long-métrage flirtant avec la science-fiction et semblant tout droit sortir d’un cauchemar. Le récit, particulièrement osé pour cette époque, s’accompagne donc d’une esthétique radicale et novatrice allant aux antipodes des conventions, sans jamais faire perdre à l’intrigue une quelconque fluidité et ne se limitant aucunement à une toquade formelle.
Film opaque à haute résonnance psychologique, « Le visage d’un autre » mêle son inventivité visuelle à sa force narrative, le tout avec une remarquable clairvoyance doublée d’une ambiance glaciale. On songe à « Les Yeux sans visage », ou « Ouvre les Yeux », deux autres films traitant de la chirurgie réparatrice et de ses conséquences sur l’individu, se révélant également comme deux pépites obscures et oniriques. Mais « Le visage d’un autre » dispose néanmoins d’une originalité conduisant à l’introspection, mélangeant habilement une direction de film noir aux clichés de la pop nippone des années 1960. Mais avant toute chose, il s’agit là d’un film de personnage, suivant Okuyama qui, défiguré par un accident de voiture, se voit affublé d’un masque complexe lui redonnant un visage.
Le spectateur suit ainsi Okuyama dans l’engrenage de son trouble d’identité. Et petit à petit, nous perdons, tout comme lui, nos repères, tant Teshigahara emploie une forme totalement psychédélique. Le personnage narre sa condition d’homme sans visage, et le tout conduit à une véritable allégorie de l’agonie identitaire dans ses moindres recoins. « Le visage d’un autre » décrypte ainsi, plus qu’une histoire flirtant avec le fantastique ou un récit insolite, l’esprit d’un homme enfermé derrière une porte close. Et pour pousser plus loin, on pourrait dire qu’Okuyama est un homme enterré vivant. Ainsi, Teshigahara s’impose comme le metteur en scène d’une alternative aux codes filmiques traditionnels. Le long de sa filmographie, le réalisateur japonais ne cesse de filmer ses morts-vivants désirant retourner parmi les vivants, polarisant totalement le regard pour lui laisser le loisir d’interpréter à sa guise ce déferlement de subjectivité.
Exploration étouffante de la condition humaine au sein de la vie moderne, « Le visage d’un autre » dispose d’un immense potentiel de fascination. À noter l’excellente partition du fidèle compositeur avant-gardiste Toru Takemitsu, instaurant un profond écart entre l’espace psychique du héros et son environnement, ajoutant donc au métrage un sentiment d’horreur exacerbé. Une œuvre qui, quarante années plus tard, ne renonce pas à son pouvoir hypnotique.