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Avant la sortie de Le Garçon et le Héron, Le Voyage de Chihiro m’a toujours paru comme l'œuvre la plus compliquée à saisir du maître de l’animation japonaise. Une descente dans le terrier du lapin qui mêle visions cauchemardesques et malsaines avec des envolées oniriques de toute splendeur, une plongée dans des espaces liminaux qui hybride folklore nippon et modernité occidentale dans un tout riche en possibles interprétations. Et si je n’ai pas la prétention de tout comprendre, certaines clés étant hors d’atteinte pour le gaijin que je suis, il existe tout de même de grands axes d’analyses qui permettent d’apporter du corps à un voyage qui, était déjà initialement de toute beauté.
Le principal sujet paraît être celui de la mémoire et de l’identité. Il n’y a pas d’avenir sans le souvenir, le passé sert à nous définir. D’où l’importance du nom, volé à Haku et Chihiro par Yubaba. Mais pour autant il ne faut pas se retourner, ne pas s’empêtrer dans ce qui fut. En témoigne la fin du film, où Haku interdit à notre héroïne de regarder en arrière. Pour avancer, il faut donc comprendre d’où l’on vient sans que cela n’entrave notre voyage. L’oubli de notre histoire est tel un caillou dans le soulier.
Tout cela fait écho au déménagement de Chihiro, qui se voit comme une paria sociale dont le nom sera désormais inconnu de tous, qui doit être ressuscitée par son périple dans cet entre-monde, plus sûre d’elle et prête à affronter un nouveau départ. On peut ainsi voir tout le film comme un rite de passage à l’âge adulte qui demande à notre héroïne de s’affirmer en tant qu’individu pour se construire une identité sur les fondations de son enfance.
Ce fil conducteur s’accompagne d’une pelleté de thématiques chères au cinéaste. On y verra ainsi un message écologique par l’intermédiaire d’un Dieu des fleuves souillé par notre activité, et d’une palanquée d’esprits attachés aux choses de la nature. La destinée de Haku fait ainsi un parallèle funeste au sort de la rivière qu’il était dans notre monde, effacée par la construction humaine, tombée dans l’oubli.
Mais également une peinture peu reluisante de la société moderne poussée par l’avidité, et où la fracture sociale entre employés exploités œuvrant dans un décor oriental, et Yubaba, au sommet de sa tour faite d’éléments occidentaux (jusqu’à son accoutrement), qui n’hésite pas à mettre en péril la vie de ses salariés pour quelques miettes d’or supplémentaires, en dit long sur la vision de Miyazaki. Il n’y a qu’à voir le sort des parents de Chihiro, roulant en Audi et affichant leurs cartes de crédits sans ciller, littéralement transformé en porcs qui s’empiffrent comme tant de clients du consumérisme à outrance qui ravage la tradition sans tenir compte de ses enseignements
Certains fans ont même vu en cette œuvre une allégorie de la maison close et de la prostitution infantile. Une théorie déboutée par Miyazaki malgré des indices éloquents, du cadre des bains au nouveau patronyme de Chihiro, Sen, renvoyant à une monétisation de sa personne, en passant par le lugubre sans-visage aux intentions clairement peu louables.
Je n’ai sans doute fait que égratigner la surface d’un film qui fourmille de détails et dont la version initialement prévue devait durer plus de trois heures, mais même sans cette menue analyse, le métrage a un pouvoir d’envoûtement indéniable. Nul besoin de chercher à comprendre ce que l’on nous raconte pour s’immerger dans cet univers improbable où la qualité de l’animation et des designs n’ont d'égal que la bande-son de Joe Hisaishi qui tourne fréquemment dans mon humble demeure. L’invitation au voyage se fait par le langage du cinéma, et si les sentiers parcourus sont tortueux, les paysages sont tout bonnement grandioses.