La fatigue. La fatigue d'abord. Les yeux qui se ferment avant même que le film commence, les yeux qui partent vers l'obscurité avant même que la lumière arrive. Mais non. Nous luttons. Parce qu'il faut lutter. Parce qu'une vie sans lutte ne vaut rien. Parce qu'une vie sans lutte ne se réduit qu'à la paresse, la morne monotonie d'une platitude sans vie, l'allongement des sens, des membres, des visages. Loques en surface sur le devant du monde. Inertie parmi l'inerte, vide parmi le vide, rien parmi le rien.
C'est une paresse qui regarde le monde d'un film. L'écran sur la lumière, un écran ouvert face à l'univers. Le visage d'un film. Dessins qui s’animent devant nos yeux qui dès lors, ne veulent plus se fermer, malgré leur besoin irrépressible de fondre. C'est une lutte. Une lutte pour la vie. Pour la découverte des sensations. Pour la soif d'imaginaire, d'autre chose, d'autre part. Le besoin inéluctable de regarder vers l'avant ce qu'il sera d'un film. Son allure, sa grandeur, sa profondeur. Plénitude exhibée face à l'humain, affalé de tout son long devant l'écran magique du renouveau.
Parce que regarder l'avant signifie s'élancer vers le nouveau des choses. L'observation d'un film signifie l'expérimentation de la longitude, de la vie. S'approcher au plus près de la continuité des choses. Donc de la mort parce que la vie. Donc de la vie parce que la mort. Donc du rien parce que l'inertie. Donc l'inertie puisque la mort. Bref.
C'est un film. Un plein d'air. Un renouvellement de surface. Un fracas de vide, de plein, de tout. Insolence de traits dessinés, formant des surfaces animées, abstraites, irréelles, virtuelles. Des dessins qui ne sont pas ce qu'on nomme le réel, mais pourtant qui demeurent, en chair et en os, devant nos visages, dans la réalité la plus simple.
Qu'est-ce qu'est le réel ?
C'est un film. Le Voyage de Chihiro. De ceux qui nous guidait enfant, de ceux qui nous permettait de grandir suffisamment bien pour découvrir encore et toujours le réalisateur d'un monde qui ne cesse de vriller, de frémir, de vivre. Hayao Miyazaki. Un nom, un seul.
On ne présente plus ce film. On ne parle même plus de son univers dingue, foireux, farfelu, déganté, à bout de souffle. On ne parle plus de cette poésie monstre qui sort par tous les coins de chaque visages, de chaque particules de films, de chaque couleurs, de chaque ardeurs. On ne parle plus de cette musique qui accompagne la mer alors ainsi d'un bleu lumineux, translucide, immense, magique.
Cette fureur, ardeur, marginalité d'un vent d'imaginaire : fureur atypique d'un Miyazaki fou à lier, outré.
Souvenirs en vrac dans la mémoire. Souvenirs d'une fillette qui regardait de ces yeux d'enfant l'univers inconcevable d'un film. La fillette, nous. Moi. Elle. Coincée dans l'imaginaire des rêves, à jamais perdue dans l'immensité d'une quatrième dimension qui ne cesse d'exister à travers le cinéma.
Cinéma, monde de mystère, de transparence, d'imaginaire en abondance, qui permet au cerveau de fuser, de trouver sa place dans le vaste espace, habitué à trop d'inertie, d'ennui. Le réel, gris et terne, d'une réalité écolière.
Alors il y a la fuite pour aller autre part, vers l'au-delà, dans d'autres mondes, ceux fantasmés, imaginaires, plein de lyrisme à gogo.
Voilà l'enfant que l'on était. C'est-à-dire moi. C'est-à-dire vous. C'est-à-dire ceux qui parlent et ceux qui rêvent, ce qui n'écoutent pas l'académisme d'un professeur qui s'use à vouloir entrer quiconque dans un moule, dans une forme, dans un tout. Mouton avançant comme le petit soldat levant son fusil au bruit des sifflets qui hurlent dans la nuit.
Mais nous n'en sommes pas là. Là n'est pas le sujet. Le sujet est un film, où plutôt l'objet, la matière qui vibre, qui frémit, qui éclate sa substance à la gueule d'un spectateur. Nous, passionné de cinéma, passionné tout court.
Lorsque l'on rêve il nous faut regarder Le Voyage de Chihiro, et boire tout des étrangetés qui se baladent en masse devant nos regards. L'étrange découverte de l'ailleurs, de la non-existence, du factice.
Dans le film de Miyazaki, vers sa toute fin, il y a cette scène qui restera d'une beauté intemporelle à nos yeux, instant d'une magie incessante : cette fillette que l'on nomme Chihiro traverse la mer, dans un train vide et silencieux, solitude aux côtés d'un fantôme, inertie muette parmi ceux que personne ne voit, les autres spectres, les autres fantômes, créatures venues des fonds des mondes. Alors c'est l'immense tristesse, nostalgie, monotonie d'une scène qui prend là toute sa splendeur. C'est le déchirement d'une musique ample qui dicte sa plus simple beauté, posée là comme une perle de plus, un trésor.
Nos yeux se ferment mais nous ne voyons plus rien. Le brouillard de l'insoutenable fatigue force les paupières à se fermer, puis à se ré-ouvrir, plus à se refermer. Parce que regarder Le Voyage de Chihiro lors d'une nuit blanche et entièrement noire, nous met dans l'obligation d'éprouver la fatigue, encombrée de cette lutte, désir du corps, les besoins du sommeil sur l'emprise de l'être humain, qui dès lors, ne peut même plus regarder son film tranquillement et simplement, comme d'habitude.
Là est le malheur du cinéma. Là est le malheur du corps. Malheur de la fatigue qui ne peut faire autrement que d'être fatigué. Ainsi est l'existence, conditionnée à être.
Le Voyage de Chihiro, c'est un souvenir d'enfance : c'est un brouillard d'étrangeté, d'angoisse et de colère, de rêves et de chimères, de créatures sorties des fonds des mondes pour créer ainsi l'existence de la plus simple matière, celle de l'imaginaire en vrac qui ne cesse d'être, et de vivre, encore et toujours.