« Le muscle le plus important dans le corps humain, c’est l’imagination ! »

Du prolifique réalisateur kazakh, Adilkhan Yerzhanov (7 août 1982 -), Assaut (2022) et L’Education d’Ademoka (2023) sont sortis le même jour sur les écrans français, le mercredi 12 juillet 2023. Si les deux longs-métrages sont unis par une même prédilection pour l’absurde, un même sens des paysages, dans leur beauté et leur immensité qui achève de rendre dérisoires les petits humains, et le même choix d’un nombre très resserré de protagonistes, le plus récent des deux se démarque par son ton, presque enjoué, souligné par la musique très mélodieuse et aérienne de Sandro di Stefano, qui semble s’être inspiré de certaines grandes pages classiques. En accord avec cet univers auditif et ce climat général - nous ne sommes plus au cœur de l’hiver, comme dans Assaut, mais dans une saison douce et végétale, vraisemblablement l’été -, l’univers visuel créé par Azamat Dulatov est rehaussé de couleurs pimpantes, comme dans un dessin d’enfant. Or cet art hautement interprétatif qu’est le dessin d’enfant, dans les gloses du réel qu’il propose, constituera l’un des éléments centraux et récurrents, puisque la jeune héroïne, l’Ademoka éponyme (Adema Yerzhanova, fille ou parente du réalisateur ?…), pourtant adolescente, ne sera capable de produire que des dessins de style très puéril en guise de trace écrite, même lorsque celle qui lui est demandée est supposée prendre une forme davantage rédactionnelle…

Car la jeune personne, affublée d’une chevelure rouge qui peut évoquer de loin la tignasse flamboyante de l’héroïne dans Un Ange à ma table (1990), de Jane Campion, entend passer des examens et obtenir des diplômes qui lui donneront accès à l’Université… Opération difficile, puisque son appartenance à la grande famille des gitans provoque rejet, ostracisme et privation des papiers nécessaires à toute inscription. Non soutenue par ses parents, mais persévérante, Ademoka finit par obtenir l’appui d’un enseignant original, Akhav (Daniyar Alshinov), lui-même en rupture de ban et rejeté par l’institution en raison de son goût immodéré pour l’alcool. Percevant l’intelligence et la sensibilité de la jeune fille, l’homme la prendra sous son aile, lui promettant une « éducation » qui lui permettra d’atteindre ses rêves. Là encore, l’absurde sera convoqué, l’éducation en question prenant essentiellement la forme d’une conversation enrichie de citations, parfois empruntées à de grands auteurs, tels Tchekhov, Ronsard, Cervantès, parfois loufoques et réjouissantes : « Le muscle le plus important dans le corps humain, c’est l’imagination ! ».

 Un précepte que le réalisateur et scénariste semble avoir à cœur de suivre à la lettre, multipliant à l’envi les situations décalées. Exemple, nombre de scènes d’intérieur se déroulent en extérieur : cours, contrôles d’identité, conversations familiales, examens… Simple déplacement, qui a pour effet de rendre insolites des configurations originellement banales. Un intéressant travail sur le son, effectué par Ilya Gariyev, qui fait exister des petits bruits dérisoires, prosaïquement mécaniques, contribue à renforcer ce phénomène de décalage, dans lequel ancrage et, partant, hiérarchie, se trouvent bouleversés.

 Effet profondément rafraîchissant, presque rénovateur, de l’absurde. Il n’en demeure pas moins que l’absurde d’Adilkhan Yerzhanov n’est pas celui de Beckett, saturé de signification. Si la dimension de plaidoyer pour un traitement humain des sans-papiers est plus que perceptible, ainsi que pour un aménagement du droit à l’éducation, que penser d’une étudiante qui ne saurait que dessiner, surtout après que l’un des protagonistes a évoqué la mort de sa femme, opérée par un chirurgien incompétent, ayant acheté son diplôme…? De ce frottement et de cette situation, le plaidoyer ressort lesté d’une singulière ambiguïté…



Critique également disponible sur Le Mag du Ciné : https://www.lemagducine.fr/cinema/critiques-films/l-education-d-ademoka-film-adilkhan-yerzhanov-10061518/

AnneSchneider
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le 18 juil. 2023

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Anne Schneider

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