La poésie est un art de la densité : à la faveur d’une figure, d’une image, d’un jeu sonore, c’est l’échappée sur un ailleurs, sur une nouvelle voie d’expression. La mobilisation des sens, de l’imaginaire et de l’émotion qui se déploient pour chaque lecteur, et qui contiennent, en quelques strophes, l’étendue fertile des horizons.
La lecture d’un recueil entier de poésie pose question : la vibration d’un texte, dans son unité, n’est-elle pas édulcorée ou écrasée par le suivant ? Doit-on tout lire, ou grapiller ? Peut-on se contenter d’un poème, voire d’un vers pour accéder à l’alchimie que seul un poète sait générer ?
Autant d’interrogations que posent le cinéma de Leos Carax, résolument rimbaldien, dans la fugue et la fulgurance, épris d’amours passionnelles et de personnages à la marge. Après la reconnaissance de Mauvais Sang, celui qu’on estime comme un des prodiges du jeune cinéma français se lance dans une aventure ambitieuse, suivant le destin d’un couple de SDF squattant le Pont-Neuf fermé à la circulation. Le tournage, chaotique, s’étend sur plusieurs années, épuise cinq producteurs et conduit à la construction totale du pont au milieu de la Seine, le tout au milieu de la Camargue, pour le décor le plus démesuré de l’histoire nationale.
La vie des clochards est un sujet éminemment romanesque, et l’immersion dans le milieu se fera sans ambages : Carax commence son film comme un documentaire : une longue ouverture muette qui lorgne du côté de l’œuvre de Wiseman, dans les abris pour SDF, pour un tableau frontal d’une société de la marge. Reste à bâtir la rencontre entre deux blessés : l’estropié et la borgne, dans une aventure au long cours qui épousera l’arythmie d’une vie écorchée, entre l’ivresse, l’oisiveté et une ode cabossée à la liberté dans la douleur.
Le terreau pour la poésie tant convoitée est donc évident : un lieu chargé d’Histoire, une ville en pleine effervescence lors des commémorations du bicentenaire de la Révolution Française, des individus sans contraintes, et une emphase presque continue. Et c’est bien ce qu’on retiendra des Amants du Pont-Neuf : des strophes lumineuses, des gerbes d’étincelles, des valses pyrotechniques sur l’eau, des danses sur une conflagration de musiques diverses, un couloir de métro aux affiches en flammes. Le travelling qui accompagnait déjà la course de Denis Lavant dans Mauvais Sang reprend ici sa course, et accompagne des individus qui courent, se poursuivent, voire s’enferment dans cette très belle course asynchrone dans les couloirs du métro, où l’une cherche à s’échapper quand l’autre orchestre son emprise.
C’est déjà beaucoup, mais Carax indexe l’acmé poétique sur un récit au long cours, où il sera question de rapine, de drogue, de maladie curable, de prison, de jalousie et d’évasion. Le pont, en travaux pour raison d’affaissement de ses piles dans le fleuve, renvoie au récit tout entier, qui croule sous sa masse, embarrasse quelques fois (les scènes de beuverie, les conflits avec Hans, la naïveté un peu surfaite des protagonistes, l’épilogue sur la proue qui semble annoncer Titanic…), voire s’éternise.
Les paradoxes s’accumulent : chant exacerbé presque dénué de la sérénité qui doit lui servir d’écrin, budget de millionnaire pour traiter de la misère, construction massive pour magnifier la destruction, Les Amants du Pont-Neuf semblait d’emblée condamné à la dérive. Et pose, en plus de la question de la poésie condamnée à briller dans la brièveté, celle du poète à qui on donnerait trop de confort pour chanter ses souffrances.
6.5/10