Pour adhérer au charme presque indicible de ce chef d’œuvre tardif de Mizoguchi, il peut être intéressant de se pencher sur les mystères de son titre : un pluriel, des modulations en faveur d’un flou et d’une temporalité climatique : autant de précisions pour une phrase curieusement longue pour un titre de film, autant de développement pour l’accroissement d’une brume indécise et prometteuse.
Plusieurs séquences du récit reprendront cette thématique en l’appliquant directement à l’écran : une barque dans le brouillard, les percussions lancinantes d’une guerre en arrière-plan, des apparitions de fantômes… Voies de traverses pour l’évocation d’un monde en plein bouleversement.
Car, sur le modèle des destinées qu’on retrouvera dans L’intendant Sansho, Les contes de la lune vague traitent surtout d’exil, et d’une impossible sédentarité. Dans un XVIè siècle en proie aux guerres constantes, la famille initiale composée d’un potier, de sa femme, son fils et du couple de sa sœur et son beau-frère incarne un noyau d’une simplicité élémentaire, matérialisé par la réalisation matérielle d’un travail concret : les pots façonnés, le four qui les cuit.
Autour, le chaos guette : alors que le beau-frère, imbécile attachant, se rêve samouraï (une figure de bouffon éminemment shakespearienne qu’on retrouvera dans le rôle de Mifune dans Les 7 samouraïs l’année suivante), l’appât du gain fait oublier au commerçant les valeurs fondamentales.
Le conte pourrait se borner aux limites intimes de cette double trajectoire, déjà fertile : l’un part pour faire fortune au village, l’autre pour guerroyer à la manière d’un Quichotte. Mais c’est là la profonde richesse du film que de mélanger ses genres et ses registres. La guerre s’invite, et malmènera les femmes, premières victimes d’un monde qui s’acharne à dénier la structurante force de leur tendresse.
Dès lors, tout se décline sur une arborescence qui semble proliférante avant de se refermer admirablement, grâce à un jeu d’échos permettant d’asseoir une démonstration morale d’une limpidité bouleversante.
La guerre, l’usurpation, la prostitution, l’ensorcellement, l’apparition : quelle que soit la destinée, les personnages sont condamnés à jouer un rôle sur un itinéraire de délestage identitaire, avant de pouvoir découvrir qui ils sont vraiment.
Pour signifier cette instabilité, le cinéaste met en place une esthétique aussi majestueuse que singulière. Alors qu’on pourrait avoir tendance à considérer le cinéma classique japonais comme le royaume du plan fixe et du cadrage impeccable (notamment sous les influences majeures d’Ozu ou de Naruse), Mizoguchi fait résolument dans le mouvement et la fluidité.
Chaque séquence possède ainsi une unité, dans la force visuelle de sa construction, mais aussi et surtout par la rythmique des travellings et autres mouvements de la caméra : poursuivant rapidement l’aspirant samouraïs à quatre pattes parmi les soldats, ou au contraire installant la bienfaisante lenteur d’un foyer dans la superbe scène des retrouvailles avec l’épouse, le regard de Mizoguchi est d’une empathie absolue, en équilibre sur une crête où se déploient les émotions les plus fortes combinées à la pudeur la plus juste.
La leçon est d’autant plus frappante qu’elle est humble : les circonvolutions du récit, les chorégraphies du regard auront suivi le tracé d’un cercle : du foyer au foyer, en passant par les chimères de la vanité militaire, sexuelle et financière. C’est tout sauf un hasard si le tour du potier ouvre et clôt le récit : il reprend cette figure circulaire, approfondit ce rapport à la matière et symbolise à lui seul le cœur du récit, dont on n’avait pas encore soupçonné la force inextinguible : la tendresse d’une épouse et d’une mère.