Les Demoiselles de Rochefort est un des films les plus beaux que j'ai vu. Son charme réside à mon avis dans ce décalage entre un naturel absolu (glissement d'un espace à l'autre, de la parole au chant, de la promenade à la danse, du lyrisme à l'humour, de la quête de l'idéal à sa découverte) et la mise en évidence de ses artifices (lieu commun de la quête amoureuse, rencontres ou non-rencontres improbables, rôles symétriquement répartis, acteurs qui souvent surjouent, maquillage outrancier des deux héroïnes).

Rochefort, l'espace de l'unité.

Le film frappe par son ancrage géographique. Nous sommes à Rochefort, lieu clos, défini, réduit à quelques espaces permettant rencontres et chassé-croisés : la place principale, l'école et les rues qui la bordent, l'appartement des jumelles, deux boutiques. Les relations humaines se construisent en fonction de la ville, des opportunités qu'elle présente, des rencontres qu'elle favorise, ou empêche. Les espaces ne sont jamais rigoureusement séparés et le cinéaste peut basculer de l'un à l'autre, sans rupture aucune. Il pousse à son comble l'unité de lieu: prenons pour exemple le passage magnifique -dans les premières minutes du film- de la place, où travaillent les forains, à l'appartement des jumelles, en un long plan continu, la caméra - accompagnée par la musique du piano - s'élevant lentement jusqu'à la fenêtre ouverte. Les espaces de la ville sont en interpénétration constante. Même le café, prison selon le personnage joué par Danielle Darrieux, s'ouvre sur l'extérieur, grâce à ses baies vitrée et à son va-et-vient de personnages. L'atmosphère foraine, de cette manière, envahit chaque parcelle de l'univers demyen. Nous ne passons qu'en apparence, dans le plan que je citais, du public (le spectacle qui se prépare) au privé (les deux jeunes femmes). Elles-mêmes en effet, dans leur salon, préparent la fête. Tous les efforts semblent tendre à un même but. Le film débute avec l'arrivée des camionneurs, se clôt avec leur départ, et n'existe que tant qu'il se déroule à Rochefort, pendant ces jours de kermesse.

Harmonie.

L'unité spatiale soutient l'action, et sert de cadre à une intrigue théâtrale. Les ingrédients de la comédie sont partout: rencontres, quiproquos, scènes de reconnaissance... Les rôles sont schématiquement répartis : deux jeunes filles, deux hommes, deux prétendants éconduits, un couple d'anciens amants, un duo enfant/grand-père, qui complète cette panoplie, et enfin deux figures noires (Dutrouz et Lancien). A l'exception de ces deux personnages, les individus chez Demy sont tournés vers une conception de l'amour qui s'exprime dans un lyrisme doux et modeste. L'amour ne se trouve pas dans la violence, l'égoïsme, la possessivité effrénée (Dutrouz et Lancien représentent en ce sens deux écueils à éviter). Il se chante en public, dans un café, ou dans la rue. A l'échange sec et haché entre Delphine et Lancien répond la chanson de Maxence, reprise en cœur par un café tout entier. Hors de l'accord, de la simplicité, du cliché d'un idéal féminin / masculin solidement théorisé mais gardant tout son mystère, point de salut.

Artifices et grincements.

Et pourtant... La limpidité apparente de l'univers demyen se trouble parfois. Plusieurs exemples de ces frémissements (et hors des références à la guerre): le meurtre de la prostituée Lola par Dutrouz, et les mensonges de Lancien, que je viens d'évoquer. Delphine, l'héroïne, l'idéal féminin par excellence, admettant sans complexe, au détour d'une chanson, être idiote et vulgaire. Sa mère, retrouvant son amant perdu depuis dix ans, et continuant, presque malgré elle, dans ce moment qui devrait être celui d'une sincérité absolue, à lui mentir (elle ne renie pas ce mensonge, qu'elle regrettait pourtant au début du film, d'une idylle au Mexique avec un autre homme). La limpidité du film (intrigue schématique et simple, quête topique de l'idéal, fin heureuse) semble brièvement mise en doute. D'où le choix d'acteurs très maquillés (surtout les deux jumelles), au jeu parfois forcé (en contraste donc avec cet idéal de naturel / d'harmonie qui me semble capital). La scène dans laquelle Dorléac sort de la boutique de Piccoli est à cet égard exemplaire. Tous deux, pour se dire au revoir, usent d'un jeu d'une fausseté qui frôle le comique. Théâtralité, donc. Et surtout, conscience de jouer un rôle déjà connu, déjà vu, dans un univers qui, pour circonscrit qu'il soit à Rochefort, s'ouvre à l'universalité de l'histoire amoureuse. Les yeux bleus selon deux foraines ? On les aime parce qu'ils font penser à la couleur d'un tableau abstrait. Deneuve, selon son amant? Aimée parce qu'elle ressemble à un Botticelli, et portraiturée en conséquence. Elle l'admet elle-même en contemplant ce tableau qu'il a fait d'elle sans la connaître: « Comme ce type doit m'aimer puisqu'il m'a inventée ». L'amour est ancré dans le cliché.

Artifices et enchantement.

Cependant, chez Demy, le grinçant, si l'on peut vraiment employer ce terme, est éphémère, et l'idéal n'est jamais désenchanté. Les costumes, le maquillage, le jeu des acteurs, les rencontres (ou non-rencontres), bien qu'exempts de naturel, participent d'un lyrisme propre au cinéaste. Sans critiquer les artifices du désir et des relations humaines, il les admire au contraire. Demy sait dans quel univers il joue: il s'inscrit dans cette lignée de grands rêveurs, Donen ou Minnelli, pour ne citer qu'eux (cf la danse de Gene Kelly autour d'une marchande de bonbons et de quelques enfants, allusion directe à Un Américain à Paris). Il voit comme eux la danse et la musique comme les plus beaux moyens pour exprimer désirs, fantasmes, et moments de joie. Et ce de manière duelle, la violence du sentiment amoureux et du bonheur délirant étant accompagnée de douceur et de tendresse. C'est bien la définition de la mesure (selon Aristote): non le milieu entre deux extrêmes, mais le contrôle de leur interaction. Les tons pastel (le mauve, le rose) trouvent leur place aux côtés d'explosions de rouge et de jaune.

Ce film me procure toujours un grand sentiment de plaisir. Dans un univers clos, référent, connoté (l'intrigue de comédie, les clichés amoureux, la référence constante à la comédie musicale américaine) se libère une énergie folle et communicative.


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le 26 nov. 2010

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Hélice

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