Autour de l’île d’Amity, l’eau qui scintille est une promesse universelle de loisir. Pour les étudiants et leurs joints, dont les bains de minuit forgent parmi les plus beaux souvenirs d’une jeunesse insouciante. Pour les familles, le troisième âge et les actifs venus se ressourcer pour la fête nationale.
Tout est prêt, et à perte de vue, l’eau. Frémissante, prête à rougir.
“Amity is a summer town, which means summer dollars”
Jaws est avant tout un film sur le divertissement. Dans le prologue intime, une proie solitaire, nue et filmée dans une contre plongée qui ne peut pas mieux porter son nom est happée par l’invisibilité nocturne. Lui succède la ville, collective et effervescente, filmée avec une fluidité remarquable : l’administration, les médias, les locaux, les touristes affluent, échangent, ironisent, et chantent en chœur l’ouverture de l’opéra carnassier.
Le petit génie aux commandes connait la musique mieux que personne : il est là pour divertir les masses, et ses personnages aussi. Tout est spectacle, ici, et l’on se préoccupe beaucoup d’en tirer profit. Que ce soit par la plage elle-même, vaste scène sur une promesse de loisir, et de consommation des foules… ou de l’exploitation de ce qui pourrait la transformer en boucherie. Quint qui rançonne la ville, les médias, les vieux qui chaussent leurs jumelles quand la panique s’empare des baigneurs, les hoax des petits malins : Spielberg ne parle que de ça. Le divertissement, le frisson du danger, et les moyens de les transformer en dollars.
“It's only an island if you look at it from the water.”
Face au troupeau des proies, Brody. L’homme seul, qui concentre sur son visage et dans son regard l’angoisse que les autres refusent de porter.
Un effet, parmi tant d’autre, concentre sa délicate posture : alors que les gérants de la ville lui parlent, il observe au second plan les flots à la recherche d’un aileron. Tout seul, mais avec cette malice du réalisateur, consistant à forcer le spectateur à partager son point de vue.
Car l’ennemi est invisible. N’importe quel artisan habile de la peur le sait, le jeu avec les monstres, c’est un lent striptease. Notre squale attendra une bonne heure pour que l’obsession dont il fait l’objet soit satisfaite d’un dévoilement intégral. Durant cette phase de teasing, tous les moyens sont bons pour se faire désirer – et donc craindre. Les fausses alertes, les indices (une bouée qui s’en va, un ponton qui s’écroule), les relais : une gravure, des photos, un jeu d’arcade, un petit copain capturé à sa place.
Mais pour le ballet final, pour le lap dance sur le pont de ton rafiot, la séance est privée. Trois clients maximum.
Ainsi commence le deuxième acte.
« He ate the light. »
Trois hommes et la mer. On s’équipe comme pour une attaque d’apaches dans les westerns du temps jadis, on croque la lutte des classes et chacun y va de sa confession derrière le verni des apparences. C’est beaux, trois hommes la nuit, en mer, attendant de servir d’apéricube à un mastodonte.
La musique, monument historique du genre, est elle aussi parfaitement maline : outre le thème célébrissime, on est surpris de voir John Williams se laisser aller à des airs bien plus guillerets, proches de la féérie d’un E.T., et qui contribuent à assumer la jubilation d’un grand spectacle, aussi anxiogène soit-il.
Crescendo d’une intelligence rare (et qui pourrait tant instruire les faiseurs de blockbusters actuels), la tension s’accroit à mesure que la scène se dépouille. On perd tout : la radio, la lumière, le moteur, le capitaine.
On pourrait disserter des heures sur l’efficacité de la construction du combat entre l’homme et la bête. Fondé sur la répétition, l’encerclement, la dissolution, c’est une partition diabolique sur laquelle se pose l’attaque de la cage qui n’est pas sans nous rappeler celle faite sur une douche une quinzaine d’années auparavant.
“Smile you son of a BITCH !”
Il aura fallu tout détruire pour que le face-à-face, le duel et le corps-à-corps adviennent. Inoubliable, l’image d’un mat oblique qui s’enfonce dans les flots et sur lequel le sniper ajuste son tir.
Jaws est drôle, diablement efficace, culte dans ses répliques, dirigé d’une main de maître. Jaws est l’étalon-mètre du blockbuster, et en dépit du jeune âge de son auteur et du genre dans lequel il s’illustre, il en a bien conscience : ce qu’il dit de sa bête n’est rien d’autre qu’un autoportrait :
“What we are dealing with here is a perfect engine, an eating machine. It's really a miracle of evolution.”
Commentaires, anecdotes de tournage et analyses lors du Ciné-Club :
https://youtu.be/nfR81PheIik