Les Enfants de Belle Ville par Patrick Braganti
Le succès mérité et planétaire d'Une Séparation en 2011 a logiquement conduit les distributeurs à sortir les premières œuvres de l'iranien Asghar Farhadi. Aujourd'hui c'est son deuxième film, Les Enfants de Belle Ville, que nous découvrons et l'évidence est saisissante : déjà il y avait cette capacité indéniable à construire et mener un récit complexe aux multiples enchevêtrements sans jamais sombrer dans le manichéisme ni la caricature. Ainsi toute la production du réalisateur de La Fête du feu semble-t-elle prendre appui sur l'absence de frontière entre le bien et le mal. Deux notions proches et poreuses qui peuvent très bien alterner au sein d'un même individu, rendant du coup impossible l'idée de se prononcer ou de prendre parti.
Asghar Farhadi propose donc un cinéma de la dialectique et de la confrontation qui bouscule les idées établies et tend à démontrer que rien n'est jamais simple. Au cœur d'un Téhéran poussiéreux et peuplé, le meilleur ami d'un garçon condamné à mort pour le meurtre de sa petite amie et la sœur de ce dernier vont tenter d'obtenir le pardon du père de la victime et de lui épargner ainsi l'exécution. C'est donc tout l'art de la négociation et du compromis que développe le film, tout en n'oubliant pas que la société iranienne est une société où tout se monnaye, se négocie et se calcule. La force des Enfants de Belle Ville est de ne jamais envisager ses personnages comme des blocs qui les rangeraient d'un côté dans celui des bons (le copain et la sœur) et de l'autre dans celui des méchants (la famille de la victime). Ce qui se joue ici est forcément moins simpliste et les enjeux dépassent largement le cercle restreint des protagonistes. Le récit repose sur un suspense qui emprunte aux codes d'un thriller social tout en s'inscrivant au plus près des problématiques du pays. Le système judiciaire de l'État perse est infiniment complexe. Un de ses principes ancestraux consiste au prix du sang, c'est-à-dire une sorte de dédommagement que l'auteur d'un crime peut payer à la famille de la victime pour voir sa peine abolie. On apprend d'ailleurs au passage que le sang d'une femme vaut deux fois moins cher que celui d'un homme. L'argent rentre très vite dans le champ des négociations et s'il n'est pas réuni, il y a toujours moyen de trouver un nouvel arrangement où l'humain finit par devenir un sujet de troc.
Le jeune meurtrier condamné et emprisonné, à l'origine des transactions et palabres, disparait complètement de l'écran après la scène inaugurale de son anniversaire (les 18 ans qu'il atteint rendent envisageable sa condamnation à mort). L'esquisse d'une histoire d'amour entre le copain et la sœur sert aussi à indiquer que rien ne se déroule comme prévu, mais aussi à dresser le portrait d'une jeune femme émancipée divorcée, qui boit et fume, et élève seule son bébé. Les séquences où le trio se déplace dans la métropole pour aller quémander le pardon du père et parfois s'accorder une pause au restaurant sont certainement les plus fortes du film qui, dans ces instants suspendus, dans la douceur à regarder ce qui pourrait aisément apparaitre comme une famille heureuse et unie, font songer au néo-réalisme italien. Si Asghar Farhadi émerveille vraiment par la virtuosité de son scénario, il serait injuste de ne pas évoquer la limpidité de sa mise en scène haletante et tendue, la direction d'acteurs et la lumière magnifique de l'ensemble. On ne prendra guère de risques à annoncer qu'on a dans Asghar Farhadi un très grand cinéaste, formaliste et témoin de son pays, modernisateur d'une production parfois moins accessible, capable de semer le doute dans le jugement fluctuant du spectateur. En cela il perpétue à travers les distances et les cultures l'héritage de Renoir : chacun a ses raisons d'agir.