Sommet du giallo, Les Frissons de l’angoisse est, d’une certaine façon la récompense pour cinéphiles des frustrations généralement liées au cinéma de genre. Dans un registre où priment généralement l’enfilade de clichés, la peur bon marché et le gore gratuit, Argento s’empare de tout ce cahier des charges pour le mettre au service d’une véritable expérience sensitive.
L’artificialité est à prendre comme un ingrédient fondateur de l’œuvre, jusqu’à sa bande sonore et ses dialogues intégralement post synchronisés, qui font qu’il n’existe pas véritablement de version originale : une constante dans le cinéma italien de cette époque, qui contribue aussi à sa singulière identité. Dans cette intrigue complexe où un tueur en série sévit et échappe aux analyses trop superficielles de ceux qui ne savent pas suffisamment voir, le cinéaste pose un regard omniscient qui fait du spectateur un complice délicieusement manipulé. Car si les parties dialoguées et les éléments de l’intrigue sont plus convenus, la dynamique du film se concentre sur une succession de séquences de bravoure qui obéissent à un véritable rituel visuel. Les meurtres deviennent ainsi des cérémonies esthétiques, point de fusion d’une musique synthétique, de couleurs vives et d’un découpage de l’espace savamment orchestré pour supplicier le corps qui se figera en tableau final.
Sur ce plan, le cinéma d’Argento est éminemment synesthésique : il combine les sens et offre une acuité démesurée sur les matières, notamment lors de ces introductions qui filment, en très gros plan, la nature des d’objets fétiches (poupée, cordage de nylon, le saphir sur le vinyle…) avant d’amplifier les prises de vue sur des espaces qui vont enfermer la victime.
C’est l’autre immense talent du cinéaste qui se joue ici : les personnages sont moins importants que les lieux dans lesquels ils évoluent, et qui semblent continuellement de connivence avec le regard en surplomb du réalisateur. Les architectures, très variées (le théâtre au départ, les toilettes, l’appartement ultra-moderne…), sont autant de pièges pour des silhouettes impuissantes à les maîtriser, et leur esthétique, travaillée l’excès, (comme le bar, directement inspiré du Night Hawks d’Hopper) assume une artificialité qui fait basculer les personnages dans une réalité proprement fantasmatique.
La beauté devient ainsi tranchante, le signifiant dangereux. Ce n’est pas un hasard si les cloisons, les vitres, les miroirs ou la buée jouent un tel rôle : ce qui semble offrir une surface plane se dérobe, s’évapore, voire tranche la peau. Héritier direct d’Antonioni à qui il emprunte l’interprète de Blow Up, David Hemmings, Argento reprend cette thématique d’un regard trompeur, et d’une attention qui peut faire basculer vers un nouveau sens, allant jusqu’à gratter un crépi pour mettre au jour une fresque, ou trouver une fenêtre murée à défoncer. La visite de la villa, absolument fascinante, déplace elle aussi le regard pour faire des matières et des cadres une présence menaçante, finalement bien plus vibrante que celle du tueur lui-même. Car si l’on retrouve des motifs qui obsèdent à la même époque Brian de Palma (travestissement, slasher, imperméable furtif) et convoquent donc le thriller hitchcockien, l’essentiel est bien ailleurs : du cinéma d’Argento, il reste des fulgurances, des séquences de cinéma pur qui, décrochées des conventions narratives traditionnelles, éclaboussent durablement la rétine.