« Réalisé par des idiots, avec des idiots, pour des idiots », c’est un de ces films somme où un auteur vient dresser la grande synthèse démonstrative de ses tribulations mentales favorites. Un film-concept où un artiste vous énonce le fond de son idée, avec une fougue adolescente et des prétentions de vieux sage. Lars Von Trier met en scène un groupe de jeunes gens en quête de leur « idiot intérieur ». Leur démarche est anarchiste et se veut anti-bourgeoise : à cette fin, il s’agit donc de cultiver le terroriste sommeillant en soi.
Il y a d’autres façons pour mettre le feu que la lutte armée : désacraliser tout, jusqu’à l’intégrité de l’homme, se détacher par la farce et la régression, c’est autrement puissant. Quand on choisit le trollisme et la dégradation (de soi), on montre au monde extérieur et à la société que toute quête de sens est inutile ; ou bien, qu’on a pas de respect pour ça et c’est au moins une dérive d’individualiste accompli. Il y a un peu de tout ceci dans Les Idiots. Sauf que contrairement à ce que croient ces anti-bourgeois, ils n’expriment à peu près rien et ne ridiculisent qu’eux-mêmes.
Leur démarche est soutenue de façon si faible et de toutes manières viciée à la racine : que font-ils en groupe pour trouver leur idiot intérieur ? La tâche consiste pour eux à singer l’idée qu’ils sont des handicapés mentaux et un peu harceler les gens ou leur jouer de sales tours. Leur quête abouti néanmoins, car ils finissent tous par se crétiniser réellement. Pour autant, ils sont incapables d’être idiots de façon profonde ou pertinente ; ce sont des gens vides qui ont trouvé un passe-temps piteux mais à la justification grandiloquente, avec l’illusion du génie, ou au moins de quoi en laisser supposer un soupçon.
Le meneur de la troupe, Stoffer (Jens Albinus), qui sera à nouveau le protagoniste bouffon du Direktor de Von Trier 10 ans plus tard, est un pauvre gars en guerre contre des fantômes : il voit les bourgeois partout, même dans d’humbles personnes, il se prend très au sérieux en soutenant une doctrine injustifiable et vide, il veut la gloire objective et celle de la disgrâce à la fois. Lui et son gang essaient de théoriser lourdement et s’en montrent incapables car ils s’expriment sans avoir quoique ce soit à exprimer. Ils ont sans le savoir l’un des maux de leur temps : se prendre pour des concepteurs géniaux et des thérapistes avant-gardistes, alors qu’ils ne font qu’empiler de la merde en mode automatique.
Naturellement, le film lui n’est pas si spontané. Les Idiots marque pourtant le lancement du Dogme 95, programme mis au point par Lars Von Trier et Thomas Vinterberg, se posant comme un mouvement d’avant-garde en rupture avec l’industrie dominante. Il s’agit d’un traité reposant sur dix règles favorisant une approche plus immédiate et vivace du cinéma, en refusant les catégories formelles habituelles, mais aussi l’ensemble du travail propre à la post-synchronisation, etc. Les Idiots est le Dogma 2, juste après Festen de Virtenberg. Lars Von Trier y respecte ses parti-pris, mais il n’est pas un directeur absent pour autant : il oriente les dialogues et il simule une attitude de bricoleur improbable.
Il simule si bien qu’il s’y complaît ; et en rajoute. Il faut bien souligner l’attitude, aussi Lars prend à cœur de livrer le spectacle le plus formellement indigent possible. Les perches dépassent plus fois, les reflets de la caméra dans les vitres d’une voiture sont manifestes. Mais c’est une grave contradiction, car si Les Idiots apparaît ainsi spontané et en prise direct avec l’ici et maintenant, il est aussi un film où la fabrication prend le pas sur ce qui est montré. Dans la réalité, y compris celle d’un film, il n’y a pas ces éléments parasites.
Résultat : Les Idiots est à la hauteur d’une prestation d’aspirants théâtreux, avec mise en scène à l’arrache et délires qu’il vaut mieux exécuter que contempler. Lars prétend avoir quelque chose à dire, exprime une volonté et dedans, ne met rien. Mais il pose avec, l’orgueil de concevoir une chose visionnaire, dont le postulat justifierait absolument n’importe quel contenu ; celui-ci devenant donc l’affaire de quelques heures d’errances, mais au sein d’un cadre déterminé. Les Idiots est bien représentatif du Dogme95, initiative audacieuse ne conduisant à rien de productif, ouvrant une brèche dans laquelle se précipitent tous les petits malins sûrs de leur singularité géniale.