Lendemains qui déchantent
Alors que nous nous plaignons d’un cinéma français très éloigné des réalités sociales, toujours centré sur les mêmes figures citadines et aisées en proie aux doutes existentiels dégagés de toute contrainte matérielle, le premier film de Bénédicte Pagnot s’intéresse, à travers la trajectoire de sa jeune héroïne Audrey, au déclassement et au désarroi d’une certaine jeunesse, à l’impossibilité des utopies fracassées contre la pression de la société ambiante, qui supporte très mal les anarchistes et les nihilistes qui refusent d’entrer dans le rang et de se conformer aux normes. Titulaire, presque par chance, de son bac, Audrey va pouvoir aller à la fac, tandis que sa meilleure copine Nanou qui a échoué devra continuer le lycée. En s’éloignant du cocon familial, Audrey se confronte de plus en plus à la réalité, décrochant des études, rejoignant un squat politique. Celle qui ne se préoccupait pas jusqu’alors de politique, ignorait à peu près tout du militantisme et de l’engagement se radicalise peu à peu, non par un soudain goût pour l’idéologie, mais, plus sûrement, parce que le cadre de vie préservé et restreint dans lequel elle évoluait passivement se fissure : chômage de son père, grossesse de Nanou qui abandonne ses études, flirt qui tourne court, désintérêt pour des cours de sociologie, magistraux et abstraits. Audrey est dans une curieuse position, à la fois une observatrice qui se tient à distance et ne semble pas toujours concernée, à la fois une sorte de tête brûlée, agissant par bravade, inconscience et désir d’être intégrée à part entière dans le petit groupe de squatteurs qui sont loin de constituer un aréopage harmonieux et consensuel.
La jeune réalisatrice ne campe pas la dérive inexorable de son héroïne avec angélisme ni apitoiement. Elle montre aussi combien les illusions sont compliquées à se concrétiser, qu’elles sont souvent l’apanage des plus éduqués et des plus nantis. La colocataire d’Audrey est une fille gâtée, avec des parents riches et engagés et, quand elle rejoint le squat par nécessité, Audrey est la seule à exercer un petit boulot, ses amis vivant de vols et de divers subsides. Il y a bien sûr quelque chose qui relève du déterminisme social, mais celui-ci s’exacerbe dans la période de crise dans laquelle le film s’inscrit. On pourrait dire d’Audrey qu’elle incarne les années d’adolescence de sa ‘grande sœur’, Mona, la vagabonde morte de froid de Sans toit ni loi (Agnès Varda en 1985). Le film met donc en scène de manière factuelle et frontale, sans psychologie ni explications, le processus inéluctable d’un dérèglement dont on mesure, dans une tension croissante, que l’issue ne pourra en être que dramatique. Avec sobriété et justesse, Bénédicte Pagnot ne pratique jamais la surenchère ni la facilité. Dans son implacabilité, le constat est terrifiant puisqu’il entérine l’absence des échappatoires, l’inutilité des utopies et la stérilité accablante des luttes.