UN MONUMENT digne du roman !
Les Misérables, le roman épique de Victor Hugo, reconnu comme un monument de la littérature mondiale depuis sa parution en 1862 a connu de nombreuses adaptations tant cinématographiques que télévisuelles, voir théâtrales ou musicales, en France, aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne, au Mexique et en Italie. Une série d'animation japonaise a même été adaptée en 1979.
Véritable roman fleuve, il fût d'abord diffusé en plusieurs épisodes dans la presse. Quant à ses multiples adaptations cinématographiques, beaucoup sont en deçà de l’œuvre littéraire, notamment à cause de la longueur exceptionnelle du roman difficilement restituable au cinéma et ayant poussé de nombreux scénaristes-adaptateurs-réalisateurs à faire des coupes souvent maladroites afin de faire une synthèse de l’œuvre, quitte à en faire des livres d'images glacés vides de la force et du souffle historique que Victor Hugo a insufflé dans son roman (pour la France cf à la version de Jean-Paul Le Chanois en 1958, avec Jean Gabin en Jean Valjean).
La version de Raymond Bernard, de part son découpage en trois parties, restitue et respecte le côté épique de l’œuvre sans faire de coupes drastiques dans le traitement. Mais c'est surtout une grande leçon de mise en scène du réalisateur qui par ses audaces filmiques (profondeur de champ dans les plans larges, caméra portée à l'épaule, etc...) et les moyens monumentaux mis à sa disposition (décors des rues de Paris entièrement reconstitués aux studios de la Victorine à Nice, costumes, figurants) livre un film très impressionnant et très marquant (surtout la dernière partie "Liberté, Liberté Chérie!" avec les barricades) porté par une musique à la hauteur du défi. La partition d'Arthur Honnegger, emmenée par un orchestre symphonique, s'avère épique et très intense dans les moments de tensions fortes.
La direction d'acteur impressionne tout autant, permettant à tous les acteurs et actrices, de premiers plans jusqu'aux plus petits rôles, de livrer des prestations inoubliables. Ce n'est pas tant leur talent qui caractérise leur jeu, mais une volonté du cinéaste à ne pas les diriger et à les filmer au service de leur gloire personnelle mais bien au service de l'histoire qui est raconté sous nos yeux. Tout au long du film, j'ai eu cette forte impression de modestie des acteurs (y compris Harry Baur dans le rôle-titre) qui s'effacent derrière leur personnage et ont conscience de jouer au service de l'histoire, avec un petit h et/ou un grand H.
Aucun ne tire véritablement la couverture vers lui, bien que tout de même il y aient des prestations bien plus marquantes que d'autres. Pour moi, Harry Baur restera le Jean Valjean le plus proche de ce que Victor Hugo en fait dans son roman, notamment parce qu'en choisissant cet acteur, Raymond Bernard savait que toute l'humanité et la sensibilité de l'acteur ressortirai au service du personnage. Le couple de Thénardier, joué par Charles Dullin et Marguerite Moréno, sont véritablement pathétiques et très effrayants, tel qu'on se les imagine en lisant le roman. Florelle (Fantine) et Orane Demazis (Eponine) sont très émouvantes, sans tomber dans une sensiblerie outrancière. Le jeune Emile Genevois (Gavroche) nous tire des larmes lors de sa mort sur les barricades. Charles Vanel incarne un Javert, honorable, mais trop effacé à mon goût (Bernard Blier et, surtout, Michel Bouquet, incarneront tour à tour des Javert plus durs et glaçants que ce dernier). Le traitement de Marius (Jean Servais, étonnant, et débutant!) plus en phase avec la place que Hugo lui fait dans le roman, devenant le personnage le plus important après Valjean. Il est à regretter que ce ne soit pas Danielle Darrieux, initialement prévue à la place d'une Josseline Gaël un peu fade, qui incarne Cosette.
A noter que derrière "Les Misérables", Raymond Bernard, ne tournera plus que des films avec des budgets plus modestes, à vocation plus "commerciales", bien que certains sortent du tout venant de l'époque (comme "Les otages" en 1939 ou "Un ami viendra ce soir" en 1946), alors qu'il a marqué l'histoire du cinéma français pour ses réussites muettes ("Le Miracle des Loups") et les débuts du parlant ("Faubourg Montmartre" et "Les Croix de bois").
Monument méconnu du cinéma français, cette adaptation des "Misérables" est de loin la plus réussie de toutes, est en passe d'une réhabilitation méritée, notamment, parce que le film a été restauré de façon remarquable, qu'il a bénéficié d'une ressortie dans les salles récemment et que cette version restaurée va bientôt sortir en DVD.
J'espère que le film pourra de nouveau rencontrer un public large et qu'il sera enfin reconnu à sa juste valeur.